Les
médias qui mentent servent trois fois le capitalisme. D’abord
comme source de profit : tenue ou détenue par les industriels
et les financiers, la presse est une industrie. Ensuite comme moyen
dont disposent les possédants pour dissimuler leurs intérêts
sous le fard de l’humain et de l’universel : la presse fabrique
du consentement à la pensée de marché. Enfin
en répandant l’illusion que la domination des patrons qui
plastronnent est éternelle : les médias occultent
l’histoire, dépolitisent, démobilisent.
Alors
que les retraites, la santé, l’éducation font l’objet
de batailles politiques, l’information-marchandise n’est plus considérée
par ceux qui combattent l’ordre marchand comme un enjeu de luttes.
Mais comme un phénomène naturel. Se croyant tributaires
des médias pour exister, les mouvements qui prétendent
encore vouloir changer le monde ont adopté face à
la presse la même position qu’Alain Minc vis-à-vis
des marchés financiers : « Je ne sais pas si
les marchés pensent juste, expliquait-il, mais je sais qu’on
ne peut pas penser contre les marchés. Je suis comme un paysan
qui n’aime pas la grêle mais qui vit avec. 1 »
Ainsi, pour préserver leurs chances de passer dans les médias,
les contestataires courbent l’échine sous la grêle
de l’information aux ordres. Ils acceptent de se taire sur Lagardère
quand ils jacassent sur Europe 1 ; d’épargner Bouygues
quand ils se pavanent sur TF1 ou LCI ; de câliner le
directeur du Monde (dont le « salaire » a augmenté
de 330 % en huit ans) quand ils pondent dans Le Monde.
Collaborer avec les patrons de presse est devenu la norme. Leur
résister, l’exception 2.
Qui sème
le renoncement...
Cette
capitulation n’est pas le fruit d’une évolution inexorable,
mais le résultat d’un renoncement. Des communards aux spartakistes,
des bolcheviks aux anarchistes catalans, tous avaient compris l’urgence
d’arracher les journaux aux puissances industrielles et de réquisitionner
leurs outils de production pour publier des titres indépendants.
L’asservissement des médias était encore une question
politique et sociale de premier plan à la Libération.
La vénalité inouïe de la presse d’avant-guerre
avait instruit le gouvernement provisoire d’Alger. Dès le
26 août 1944, il promulgue des ordonnances destinées
à encadrer l’économie du journalisme. Désormais,
il sera interdit à un individu de diriger plus d’un quotidien
d’information générale et politique. PLPL n’existant
pas encore, ces dispositions restèrent trop timorées.
Vite incarné par Hachette, Dassault, Hersant, Fillipacchi,
le Parti de la presse et de l’argent (PPA) s’engouffra dans la brèche
des publications « spécialisées » à
grand tirage pour accumuler du capital puis racheter des titres
généralistes. Des empires de presse réapparurent.
À partir des années 1970, le mouvement s’accélère.
L’ancien plumitif collaborateur Hersant rachète des titres
avec la bénédiction du trio Giscard-Chirac-Barre (Raffarin
en est le palefrenier), puis de son vieil ami François Mitterrand 3 :
Paris Normandie (1970), Le Figaro (1975), France
Soir (1976), L’Aurore (1978), Le Dauphiné libéré
(1982), Le Progrès (1986), L’Union, Nord
Éclair, Le Courrier de l’Ouest, L’Ardennais,
Les Dernières nouvelles d’Alsace (1993). Sans oublier,
plus tard, la télévision…
Mais
cet appétit de pouvoir rencontrait des résistances.
Chez les journalistes, d’abord. Moins aplatis qu’aujourd’hui, ils
se regroupent en sociétés de rédacteurs qui
revendiquent l’autogestion des entreprises de presse 4 !
Le 26 août 1976, l’ensemble de la profession parisienne manifeste
contre la mainmise de Hersant sur France Soir. Chez les intellectuels,
ensuite, mobilisés à chaque fois qu’un titre tombe
dans l’escarcelle du PPA. Enfin, les organisations politiques et
syndicales qui entendaient « rompre avec le capitalisme »
considéraient l’indépendance des médias comme
un enjeu politique majeur. Le programme commun de gouvernement PC-PS
de 1972 analysait : « Il existe une contradiction entre
le caractère public de l’information et le caractère
de plus en plus privé de la propriété des moyens
d’information. […] Tant qu’un petit nombre de groupes
financiers pourra contrôler les moyens d’expression comme
les moyens de production, on ne saurait parler valablement de la
liberté de la presse. 5 »
Georges Marchais n’était pas Christophe Aguiton ; son
exhibitionnisme médiatique ne se payait pas au prix du silence
sur les méfaits des médias : « La présence
plus fréquente de notre parti à la télévision
et à la radio n’atténue en rien le scandale que constitue
l’appropriation des moyens audio-visuels par le grand capital et
ses commis politiques. 6 »
Le communiste Jean-Louis Gombeaud (Laisse d’or de PLPL) exigeait
« les nationalisations démocratiques » pour
« mettre un terme au poids des monopoles sur la presse. 7 »
La CGT considérait « l’information asservie […] sous
le règne de l’argent et de la domination des monopoles »
comme une entrave à la liberté des salariés 8.
Même le parti socialiste promettait l’« application
de l’ordonnance de 1944 sur la presse 9 »,
une restriction de la publicité, la limitation des aides
publiques aux seuls médias à but non lucratif et autogérés
par leurs travailleurs (comme, par exemple, PLPL).
Vingt-cinq
ans plus tard, le PCF préfère aguicher Alain Duhamel
et BHL ; le parti « socialiste » a offert Aérospatiale
à Lagardère ; Jean-Louis Gombeaud psalmodie les
vertus du capitalisme sur les ondes d’Europe 1 ; le président
d’Attac laisse sans réagir Jean-Pierre Elkabbach (qui touche
154 000 euros par an pour présider une « chaîne
parlementaire » payée par le contribuable) traiter les
militants de « parasites créatifs » (01.06.03).
La plupart des intellectuels ont jeté l’éponge en
songeant que le téléachat construisait des notoriétés
plus profitables que les jurys universitaires. On mesure le chemin
parcouru : alors qu’ils se révoltaient sitôt qu’un
industriel avançait un orteil en direction d’un quotidien
départemental, seul PLPL a osé réagir
et mener campagne contre l’entrée en Bourse du Monde.
... récolte
le PPA
Entre-temps,
les politiques ont cessé de lutter. En 1984, la gauche piétine
les ordonnances de 1944 en légalisant le contrôle par
des groupes capitalistes de plusieurs quotidiens généralistes
(loi du 12 septembre). Deux ans plus tard, la droite accroît
le seuil de concentration autorisée, qui passe de 15 %
de la diffusion nationale à 30 % (loi du 1er août
1986). Ce seuil, Hersant le viole à nouveau, anticipant le
célèbre mot d’ordre lancé par Michel Édouard
Leclerc : « Je ne contourne pas la loi, je m’assois
dessus ! » 10
Dans l’audiovisuel, le monopole public a cédé la place
à des monopoles privés. La « gauche » au
pouvoir a offert Canal+ à la Générale des eaux
et favorisé l’injection en France du berlusconisme culturel
(La Cinq). En 1987, la droite prend le relais et privatise TF1.
Dix ans plus tard, la « gauche plurielle » renonce aux
mesures de son programme qui promettait « l’éviction
forcée des groupes bénéficiant de marchés
publics du contrôle de ces entreprises » 11.
Elle pourra ainsi recaser ses anciens conseillers et ses députés
battus à la tête des multinationales qu’elle a protégées
(Denis Olivennes à Canal+, Frédérique Bredin
à Hachette, Bernard Spitz, également ancien journaliste
du Monde, et Thierry de Beaucé à Vivendi, Jean-Paul
Huchon et Serge Weinberg à Pinault-Printemps-Redoute). En
2003, Dassault et Lagardère, marchands de canons gavés
d’argent public, contrôlent les deux tiers du tirage de la
presse magazine. Et Arnaud Lagardère vient d’avertir :
« Il faut que nous arrivions à une entente et même
une coopération étroite avec Dassault » (Les
Échos, 13.6.03). Ici comme ailleurs, l’État a
sanctifié la loi du plus fort plutôt que de la sanctionner.
Mieux, le monde politique a organisé sa propre servitude.
Les ministres supplient désormais Martin Bouygues pour passer
à l’antenne. L’un d’eux a confié : « Chaque
fois que j’ai besoin de faire couvrir par la télé
une de mes manifestations politiques, je l’appelle. Une équipe
de TF1 arrive, peu après. 12 »
Mais
les responsables de la contestation anticapitaliste donnent-ils
plus à espérer ? Certains troquent à leur
tour une ligne politique contre quelques minutes d’exhibition télévisée
ou leur signature dans les colonnes moisies du Monde et de
Libération. Eux aussi ont peur des médias et
de leur pouvoir. Peur du pouvoir qu’ils ont concédé
aux médias. Peur du qu’en-dira-t-on journalistique et des
représailles des multinationales de la communication.
Alors,
que faire ?
D’abord
cesser de laisser faire. Ce que la lâcheté politique
a fait, le courage sardonique va le défaire. La précarité
et la répression antisyndicale dans les entreprises de presse,
l’entrée en Bourse du Monde, la mise en scène
des luttes sociales par des animateurs-patrons de « boîtes
de production », la casse des chaînes et radios publiques
s’imposent comme des sujets d’éducation et de contestation
collective.
Ensuite,
étendre la lutte anticapitaliste au… capitalisme médiatique.
La bataille politique pour soustraire les médias à
la logique du profit doit être engagée. Il incombe
à chacun d’entre nous de construire la mobilisation au sein
d’organisations radicales autour de revendications d’abord minimalistes :
durcissement et application des ordonnances de 1944 sur la presse ;
expropriation sans indemnité des groupes multimédia ;
non-reconduction des concessions hertziennes aux chaînes et
aux radios privées ; réorganisation du capital
des sociétés audiovisuelles (y compris publiques)
sous forme de coopératives ou de mutuelles autogérées ;
expulsion du Temple, à coup de fouet, des boutiquiers moustachus
ivres de pouvoir et de téléachat ; suppression
de toutes les aides publiques (tarifs postaux spéciaux, abattement
d’impôt pour les journalistes) aux entreprises de presse dont
le capital n’est pas intégralement détenu par ses
personnels 13,
etc.
Relayée
par les abonnés de PLPL, la volonté de libérer
l’information du capital se fait entendre dans toutes les réunions
publiques, dans toutes les manifestations. Il n’y a plus de neutres,
ceux qui se taisent sont avec le PPA, contre l’avenir.
1
Alain Minc, Le Débat, mai 1995.
2
Pourquoi les organisations qui prétendent soutenir la presse
alternative réservent-elles leurs meilleurs textes aux colonnes
vérolées de la presse de marché ? Les militants,
qui financent indirectement ou directement les titres contestataires,
apprécient-ils cette marque de mépris ?
3 Hersant fut candidat à
la députation sur une liste de la Fédération
de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), alors dirigée
par un Mitterrand qui ne s’était pas encore fait limer les
dents.
4 Jean Schwoebel, La Presse,
le pouvoir et l’argent, Paris, Seuil, 1968.
5 Programme
commun de gouvernement du parti communiste et du parti socialiste,
Éditions sociales, 1972, p. 163.
6 Pour
le droit à l’information, PCF, 1976, p. 10.
7 Économie
et politique, n°267, octobre 1976, p. 129.
8 CGT, Des libertés
pour les travailleurs, avril 1976, p. 12.
9 Projet
socialiste pour la France des années 80, Club socialiste
du livre, 1980, p. 292-295.
10 Le
Parisien, 5 avril 2000.
11 Cité dans « M.
Bouygues peut dormir en paix », Le Monde diplomatique,
mai 1998.
12 Olivier
Toscer, Argent public, fortunes privées, Denoël,
2002.
13 Les contribuables cesseront
ainsi d’arrondir les « salaires » de Patrick Le Lay et d’Étienne
Mougeotte (respectivement 1 514 802 euros et 1 386 678
euros en 2002) pour subir la propagande de Bouygues. |