Comme toutes les entreprises, celles de presse recourent massivement au travail précaire : contrats à durée déterminée, contrats de qualification, piges, stages, dépassement des quotas de journées de travail autorisés par la loi 15. Sélectionnés parmi les bourgeois, formés au conformisme et à la réussite individuelle par les écoles du mensonge (lire PLPL n°12), les journalistes dominants n’ont aucun intérêt de parler d’un monde du travail qui, de surcroît, révulse les annonceurs publicitaires. Résultat : en dehors des grandes grèves (avec la figure imposée des « usagers pris en otage ») et des plans sociaux massifs, les conflits ordinaires qui rythment la vie des salariés sont occultés. S’ils escomptent passer la rampe de la censure médiatique, les ouvriers ordinaires des entreprises ordinaires doivent entreprendre des actions extraordinaires. Par exemple, menacer de faire sauter leur usine ou de déverser des produits toxiques dans les rivières comme ce fut le cas lors du conflit Cellatex ou à Daewoo en Lorraine.

 

En temps normal, la grande presse porte sur le salariat le même regard qu’Élisabeth Guigou sur les sardons du service public qui l’éjectèrent un jour de leur cortège : « Nous sommes tombés sur un groupe de manifestants avinés 16. » Lorsque Alain Duhamel prend la température des travailleurs, il émet toujours les mêmes râles : « C’est une exception française, une regrettable exception française : dans ce pays, il faut faire grève, manifester, défiler, protester, avant que les négociations sociales s’engagent. […] Les Français sont tentés en permanence par la contestation, par la surenchère, par la fronde. L’État impérial fabrique soixante millions de frondeurs. » (RTL, 24.01.02) Les patrons bénéficient d’un verdict plus tendre. Surtout s’ils accèdent aux plus hautes responsabilités après avoir décidé de dizaines de milliers de licenciements. « On lui ferait plutôt confiance à ce monsieur Mer, qui dans une vie antérieure, dirigeait une grande entreprise », écrit Christine Ockrent, avant de fustiger les salariés les plus militants (souvent abonnés à PLPL: « Pour protéger statuts et acquis, la grève devient préventive. Tout le monde ne jouit pas sur le gouvernement, quel qu’il soit, d’une telle capacité d’intimidation. » 17 Vouloir « toujours moins » pour les autres quand on accumule soi-même toujours plus d’euros, la doctrine de Christine Ockrent, reine des « ménages », est partagée par Ramina, Crassus… Et par Jacques Julliard. Ce vieux mérou diplômé – PLPL lui raclera bientôt les écailles – purge chaque semaine dans Le Nouvel Observateur l’indégonflable vessie de son bavardage : « Où en étions-nous le 10 septembre ? Ah, oui ! Les grèves de rentrée. La grève saisonnière de la SNCF. Un peu furtive en cet automne, c’est vrai. Un peu honteuse. Et même un peu minable : les salaires, les retraites, les effectifs, les conditions de travail. L’éternelle ratatouille rassembleuse de nos repas de famille. Cela n’est guère sérieux. » (18.10.01)

Le Pen au second tour, c’était nécessairement un coup des « pue-la-sueur »

Tantôt stigmatisées, toujours réduites au silence 18, les classes populaires réapparaissent dans les médias, mais pour endosser la responsabilité des échecs politiques du PPA. Ce fut le cas lors du référendum sur le traité de Maastricht. En votant majoritairement pour le « non », les ouvriers et les employés, ces dérangés mentaux, n’auraient alors pas mesuré tous les bienfaits de l’Europe capitaliste. Les journalistes durent à nouveau dépoussiérer leurs dossiers « ouvriers » après le 21 avril 2002 : Le Pen au second tour, c’était nécessairement un coup des « pue-la-sueur ». Un peu moins de 3 ouvriers sur 10 ayant voté pour l’extrême droite, le PPA a immédiatement assigné aux classes populaires une inclination fasciste. Du coup, des journalistes du Nouvel Observateur ont été expédiés par Mouchard en « Voyage dans cette France qui va mal ». Leur découverte fut stupéfiante : « Il suffit d’aller à la rencontre des Français en difficulté, comme nos reporters l’ont fait cette semaine, pour le vérifier. […] Il y a une France qui va mal. » (06.06.02) Au QVM, on découvre éberlué qu’ouvriers et employés comptent pour près de 58 % de la population active française. Le Roi du téléachat Edwy Plenel, par ailleurs directeur moustachu des rédactions du QVM, prend le risque de dépêcher un peloton de journalistes hors de Paris. Dossiers spéciaux, articles et reportages s’enchaînent alors à un rythme d’enfer. Avec le ton docte qu’empruntent les préjugés de classe, le QVM ausculte « Les enfants perdus de la classe ouvrière » (25.04.02); Le Monde économie (30.04.02) analyse « Ce monde du travail qui choisit l’extrême droite »; sur cinq colonnes à la « une », le QVM annonce une grande « Enquête sur la France des oubliés » (2-3.06.02) – oubliés par les journalistes du QVM. Le dossier de huit pages expose des résultats stupéfiants : « Leurs revenus sont modestes, leur travail est souvent précaire ou pénible. Ils sont plus exposés que les autres catégories sociales au chômage et à la maladie, et l’ascenseur de promotion sociale leur permet peu à peu d’améliorer leur condition, surtout quand ils sont d’origine étrangère. » À Libération l’enquête sur les « Européens, salariés et d’extrême droite » (27.05.02) se résume à une série de six portraits de crypto-fascistes – tous ouvriers ! Soucieux d’asseoir ses analyses pénétrantes sur une caution « scientifique », le PPA mobilise tout ce que l’Université compte d’intellectuels à gage et de chercheurs gangrenés par l’ambition. Disposés à poser, une fois tous les sept ans, une main (gantée) sur le front d’un ouvrier pour diagnostiquer ses « pathologies », l’économiste Daniel Cohen 19, le sondeur Stéphane Rozès ou le politologue adorateur de Bush Pascal Perrineau se succèdent dans les médias. PLPL a analysé les résultats de l’élection. Plus de 30 % des artisans, commerçants et chefs d’entreprises ont voté en faveur de l’extrême droite. Mais le PPA ne parla pas de patrono-lepénisme…

Dès juillet 2002, la fenêtre ouvrière s’était refermée et la presse recherchait des sujets plus « vendeurs ». L’opération « Paris-Plage » déclenchait une marée noire d’articles et de reportages. Le QVM et Libération dégazaient à eux seuls plus de 30 articles en deux mois. Soit plus du double des textes publiés par ces deux journaux sur les accidents du travail en 2000. Chirac réélu, les impôts des riches allaient baisser un peu plus : le PPA pouvait enfiler son maillot de bain.

15 18,4 % des 32 000 journalistes recensés en 1999 sont pigistes. Le salaire médian des pigistes est en moyenne inférieur de 8000 francs à celui des statutaires. Source : V. Devillard et a., Les Journalistes français à l’aube de l’an 2000. Panthéon-Assas, 2001.
16 Source : Le Canard enchaîné, 4.12.02.
17 Métro, 18 octobre 2002.
18 Lire « Ouvriers et employés interdits de télévision », PLPL n° 11.
19 Longtemps membre de la fondation Saint-Simon, il s’est auto-proclamé spécialiste de la classe ouvrière pour pouvoir ramper en l’espace d’un mois du QVM (3 mai 2002) au Nouvel Observateur (6 juin) en passant par Libération (18 mai).