L ’insécurité fait vendre, vendons de l’insécurité. En 2000, six convoyeurs de fonds sont tués. Le QVM publie 42 articles sur les agressions qui touchent cette profession; Libération, 37; Le Figaro, 39; Les Échos, 20; La Tribune, 20. Et TF1, plus de 47 reportages dans ses JT de 13 h et 20 h. Les titres sont sans appel : « Les convoyeurs de fonds, la peur au ventre » (Le Figaro, 28.04.00), « Les smicards de la peur » (Libération, 13.05.00), « La juste grève des convoyeurs » (QVM, 16.05.00), « L’angoisse des convoyeurs de fonds » (Les Échos, 31.12.00), « Les convoyeurs ne veulent plus mourir » (Le Figaro, 5.01.01). Au cours de l’année 2000, on recense 1 299 morts d’accidents du travail tous secteurs confondus 9. Mais dans la presse point de titres racoleurs libellés sur le mode : « Les maçons, la peur au ventre », « L’angoisse des métallos », « Les manœuvres ne veulent plus mourir », « La juste grève des caissières sardones ». En tout et pour tout, le QVM consacre cette année-là dix articles aux 1 492 759 accidentés du travail. Les Échos, deux; Le Figaro, trois; Libération, dix; TF1, cinq sujets. Le Nouvel Observateur, occupé à glorifier les patrons de start-up (lire PLPL n° 9), pulvérise ses concurrents : pas un article sur les accidents du travail dans l’hebdo de Mouchard.

 

Lundi 19 mai 1997 s’ouvrait au tribunal de Béthune le procès des anciens directeurs de l’usine Metaleurop de Noyelles-Godault. Là, en 1993 puis en 1994, deux explosions avaient déchiqueté onze ouvriers. L’accident de 1993, qui avait fait dix morts, était le plus grave sinistre industriel survenu en France depuis la catastrophe de Liévin de 1974 où 42 mineurs avaient péri. Libération a expédié l’affaire en 142 mots (24.05.97); le QVM a résumé les débats en une brève de 410 mots (25.05.97). Au cours de l’année 2000, 202 870 métallos ont subi un accident du travail; 102 084 d’entre eux ont « bénéficié » d’un arrêt de travail 10. Nombre d’articles dans Le Monde : zéro. Nombre de reportages sur TF1 : zéro. Mais le 28 novembre 1998, le QVM annonçait en « une » : « Mode pour chien. Les plus grands créateurs s’intéressent à la clientèle à quatre pattes, pour peu que les maîtres soient fortunés. » Une pleine page informait sur les imperméables griffés pour caniches, le prix d’un bol de luxe — 3 750 francs —, les laisses en alligator (celles de PLPL sont en or). Libération du 4 août 2000 consacrait pour sa part ses quatre premières pages au thème « Pleins aux as… et fiers de l’être. Jeunes et riches, les acteurs de la nouvelle économie sont les moteurs de cette consommation décomplexée. »

 

La chape de plomb médiatique sous laquelle le PPA a recouvert le monde du travail fut coulée au début des années 80. Libération devenait le journal à la mode en juxtaposant transgressions culturelles et promotion de l’« initiative individuelle ». Pierre Briançon, alors chef du service économique, se souvient : « À un moment donné, Serge July [PDG de Libération, ndlr] découvre que les entreprises, ça existe. Et en gros, il devient chef d’entreprise. Donc ça se théorise : c’est “la France vit sous l’esprit d’entreprise” » Les reportages sociaux sur les ouvriers cèdent la place à une apologie de la réussite. Quant à la politique économique, la ligne de Libération est balladurienne avant l’heure : « Sur le fond, rappelle Briançon, on a été pour la rigueur bien avant la rigueur. Ce qu’on a appelé la rigueur en 83, on a été pour très vite, même dès mai 81 11. » Jetant un regard attendri sur son œuvre, Laurent Mouchard-Joffrin, lui aussi membre du service économique de Libération au début des années 80, glousse de fierté : « On a été les instruments de la victoire du capitalisme dans la gauche 12» Au même moment, des mercenaires du PPA multiplient les best-sellers anti-ouvriers. Dans Toujours plus (Grasset, 1982), François De Closets stigmatise les salariés du public comme des « privilégiés » et désigne le vrai prolétariat : les petits patrons écrasés par les charges sociales. Viendront ensuite les émissions à la gloire des « entrepreneurs » : Vive la crise ! (France 2, 22 février 1984), réalisée en partenariat avec Libération, inspirée par le « plagiaire servile » Alain Minc (jugement historique du tribunal de grande instance de Paris, le 28 novembre 2001), Laurent Mouchard, et présentée par le danseur de claquettes Yves Montand. La série « Ambitions », le talk-show de Bernard Tapie diffusé sur TF1 en 1986 et 1987, portera au paroxysme le délire patronal : sous le regard ému des parrains Serge July, Jacques Séguéla, Philippe Labro et Jean Boissonnat, des candidats-patrons créent en direct leur entreprise.

Les restructurations industrielles passées, la question du monde du travail s’évanouit dans les médias. Entre-temps, TF1 a été privatisée et la Cinq confiée par la « gauche » à un « entrepreneur » alors proche des socialistes italiens, Silvio Berlusconi. Le 24 juin 1992, Jean-Marie Cavada scelle sur FR3 le destin cathodique des ouvriers dans une émission « La marche du siècle » au titre évocateur : « L’adieu à la classe ouvrière ». L’inévitable « témoin extérieur » est un photographe célèbre pour ses clichés en noir et blanc (Robert Doisneau), comme si l’usine appartenait déjà au musée.

 

Vingt-trois ans auparavant, les médias mentaient déjà. Mais la gauche n’avait pas encore capitulé et les patrons plastronnaient moins. Le rapport de force était tel qu’en octobre 1970 l’ORTF fut obligée de diffuser à l’heure de plus grande écoute un film de la CGT dont PLPL publie le script : « Première question. À qui appartiennent les usines ? De Wendel. Le baron Empain. Le baron Rotschild. Dassault. Jean Prouvost. Deuxième question. Qui crée dans ces usines, ces laboratoires, ces ateliers, la richesse ? Les travailleurs. Troisième question. Qui en profite ? Une poignée d’exploiteurs. Les capitalistes ne peuvent pas se passer des travailleurs. Mais les travailleurs peuvent très bien se passer des capitalistes 13. » Alain Duhamel, qui se tortillait déjà devant les caméras, était blême, redoutant la confiscation de son appartement de la rue des Saints-Pères par un comité de salut public. Depuis, il a repris confiance et gagné 26 kilos.
Car le PPA a rivé son emprise et banni le monde du travail des écrans, des ondes et des colonnes. Le Monde, ancien journal de « référence », bourgeois mais sérieux, est devenu le Quotidien vespéral des marchés, moustachu et racoleur. Izraelewicz, ancien rédacteur en chef de l’économie du QVM (passé depuis à la direction de la rédaction du quotidien boursier Les Échos) raconte la transformation : « Le supplément économique du Monde a été créé dès la fin des années 60 à l’initiative de Paul Fabra. Mais la rubrique sociale a longtemps primé sur l’activité économique. Depuis les années 70, la couverture de l’actualité économique a occupé une place grandissante, avec la création d’une section couvrant indifféremment l’économique et le social. Cette section s’inscrivait bien dans l’optique macro-économique française. Depuis les années 80, la couverture a une orientation plus micro-économique, avec des articles traitant plus régulièrement de la vie des entreprises (en 1985 est lancé le supplément Le Monde des affaires). » 14 En 1994, le QVM fait entrer massivement des industriels dans son capital et transforme sa rubrique « économie » en une « séquence Entreprises », qui colportera exclusivement la voix des actionnaires. Puis ce sera, chaque week-end, Le Monde Argent. Mais « les choses sont plus complexes ! », trépignent les outres narcissiques qui ménagent le QVM pour y pondre de temps à autre une tribune, « car les journalistes peuvent porter la contradiction au sein même de leur rédaction ». Même le balladurien Izraelewicz ne croit plus à ces fadaises. Il explique : « Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une professionnalisation et à une spécialisation des journalistes économiques. Les plus jeunes ont pour la plupart reçu une formation en sciences économiques : ils sont diplômés soit de l’université ou de Sciences Po (section économique et financière) soit d’une école de commerce. Mais des journalistes économiques sont parfois directement issus du monde de l’entreprise (où ils ont occupé des fonctions de direction commerciale ou financière). » Le Monde a désormais « rattrapé son retard ». Rien ne différencie plus sa rubrique « Entreprises » de celle de Paris-Match, dont la responsable des pages économie affirme : « Notre objectif est de rendre les businessmen plus humains, de montrer qu’ils sont comme tout le monde, sympathiques. Le regard est toujours positif, il faut faire rêver. » Le sort des caissières et des métallurgistes ne ferait pas « rêver  ».

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9 Chiffres CNAM TS.
10 Chiffres CNAM TS.
11 Source : entretien de Pierre Briançon dans Pierre Rimbert, « L’ouverture au capital. Les transformations du quotidien Libération dans les années 80 », Paris X-Nanterre, 1999.
12 Laurent Mouchard-Joffrin, France 2, 02.06.93.
13 Documentaire d’Ange Casta diffusé au cours de l’émission « À armes égales » avec Georges Séguy et François Ceyrac, TF1, 27.10.70, 21 heures. Source : Gilles Balbastre, « Le chômage a une histoire » partie 1, France 5, 2001.
14 Entretien publié dans Sciences humaines, septembre 1998.