Les dangers quotidiens auxquels les entreprises exposent les ouvriers et employés sont sans commune mesure avec les risques encourus par les journalistes lécheurs de chars. Comme le précise un racle-papier du Parisien (23.12.02) qui espérait sans doute émouvoir ses lecteurs, sept reporters français ont été « victimes de leur métier » depuis 1991, année de la guerre du Golfe. PLPL complète : au cours de la même période plus de 16 000 salariés ont péri des suites d’accidents du travail 2. Les industriels de la presse ont bien entendu ouvert les écluses de leur indignation : en trois ans (2000-2002), le Quotidien vespéral des marchés (QVM, ex-Le Monde) n’a guère consacré plus d’une trentaine d’articles à cette hécatombe. Quelques dépêches distillées au compte-goutte et noyées sous la gangue du bavardage moustachu exonèrent le journal de sa mauvaise conscience. Pourtant, les sujets d’« investigation » ne manquent pas. Pour la seule année 2001, les entreprises de bâtiments et travaux publics (BTP), avec à leurs tête le propriétaire de TF1 Bouygues (allié sur LCI au groupe Le Monde SA), ont tué 257 salariés et mutilé 9 829 autres 3. Le QVM fit preuve d’une grande discrétion sur ce carnage : un seul article (05.06.01). On y apprend alors que la construction du TGV Méditerranée, de 1996 à 2001, a coûté la vie à 10 ouvriers et en a blessé grièvement des dizaines. Mais durant ces cinq années, ni le QVM, ni TF1, ni Le Figaro, ni Le Nouvel Observateur n’ont publié le moindre reportage sur ceux qui, comme Patrick Bourrat, sont « morts en faisant leur métier ». L’hebdomadaire de Mouchard fit en revanche paraître un portrait du couturier Christian Lacroix qui avait « habillé » le TGV. Libération, fidèle à son manifeste révolutionnaire de 1973 (« La parole vient du peuple et retourne au peuple »), se distingua de ses confrères par une brève microscopique sur la mort d’un grutier (08.03.97). La construction du tunnel sous la Manche avait déjà laissé aphones les journalistes : sept ans de chantier, neuf décès, et pas une seule évocation dans les journaux de France 2. L’ex-présentateur de la chaîne publique Rachid Arhab eut droit à plus de sollicitude. Sa chute croquignolesque dans une tranchée de Verdun lors d’un reportage sur les cérémonies du 11 novembre a stimulé des journalistes soudainement épouvantés par les dangers de leur profession (QVM, 13.11.98, Libération 13 et 16.11.98).

 

La radio œuvre elle aussi à la construction de ce mur du silence. Sur les 630 épisodes du « Téléphone sonne », les 136 magazines « Interceptions » et les 128 de « Rue des entrepreneurs » diffusés entre 2000 et 2002 par France Inter, seules deux émissions ont abordé les conditions de travail (contre 59 pour l’« insécurité » et la délinquance 4). L’angle retenu – le « stress » et le « harcèlement » – fut ciselé pour satisfaire les préoccupations des auditeurs à fort pouvoir d’achat. Tenus ou détenus par des industriels, les médias qui mentent n’aiment pas décrire les méfaits des patrons qui plastronnent 5. Quand les faits divers crapoteux ne parviennent pas à remplir la rubrique « social », les journalistes de la presse nationale se résignent à écrire sur le monde du travail. Mais seulement sous l’angle psychologique et individuel. C’est ainsi que des centaines d’articles sur des cas de « harcèlement moral ou sexuel au travail » ont fait leur apparition à la fin des années 90. Le QVM et Libération se sont emparés de ce nouveau produit médiatique 6 en ouvrant leurs colonnes aux récits de pauvres salariés victimes d’un petit chef caractériel : « La révolte des salariés rendus malades par leur chef. La directrice de la chambre de commerce et d’industrie du Languedoc-Roussillon est accusée de harcèlement moral. » (Libération, 19.03.02) Cette technique du coup double permet de parler des salariés sans évoquer les mécanismes généraux d’exploitation et de domination : le harcèlement, c’est la faute d’individus forcément psychopathes. « Le harcèlement moral n’est pas seulement le fait des employeurs et des hiérarques; il peut également provenir des collègues », précise avec soulagement le QVM (26.05.01).

Quand les faits divers crapoteux ne parviennent pas à remplir la rubrique « social », les journalistes de la presse nationale se résignent à écrire sur le monde du travail

Quand Patrick Bourrat meurt d’épectase lors d’une étreinte avec un char, le PPA détaille le dossier : « la rate éclatée et un rein touché ». Et le QVM précise que « la chaîne va se doter d’une cellule psychologique… » (23.12.02). Un tel souci de précision n’est plus de mise lorsqu’il s’agit d’ouvriers. Point de « tête éclatée et de membres disloqués » pour les nombreux maçons tombés du haut d’un échafaudage trop vite monté. Pas de « torse cramoisi et de lambeaux de peau purulente » pour les ouvriers de la chimie brûlés par les projections d’acide d’une cuve mal protégée. En février 2002, un manœuvre en Contrat emploi solidarité à la mairie d’Amiens meurt, écrasé sous les briques d’un mur qu’on l’avait obligé à démolir par le bas (!). Pas une ligne, pas un son dans les médias nationaux. Le Courrier Picard, journal dominant à Amiens, a bouclé l’enquête avec une sagacité digne d’Edwy Plenel : « Rien n’explique encore cet accident sinon peut-être les pluies de ces derniers jours et le vent. » (23.02.02) Un article en tout et pour tout. À la même époque, le meurtre d’une jeune fille de la région débouchera sur 12 « unes », 23 articles et 60 photos dans le Courrier Picard 7.

Les « vrai chiffres » de la délinquance médiatique

Le PPA s’intéresse donc à d’autres catégories de travailleurs que les journalistes. Frédéric Lemaître, un écrivassier du QVM dont le fanatisme patronal est aussi proverbial que l’haleine fétide de son directeur de la rédaction Edwy Plenel, a circonscrit le champ que ses collègues et lui labourent avec application : « Convoyeurs de fonds assassinés, conducteurs de bus agressés, guichetiers insultés, employés de banque séquestrés, professeurs molestés, infirmières menacées, caissières attaquées... Les entreprises tentent de faire face au phénomène. » (QVM du 20.05.00) Traiter de la violence faite aux salariés, oui… mais à condition d’alimenter l’hystérie sécuritaire. Énoncé dans le numéro 6 de PLPL (presque épuisé), le principe de la déclinaison unique de tous les sujets sous l’angle de l’insécurité est confirmé. La couverture médiatique de la délinquance a contaminé l’information sur le monde de l’entreprise. L’« insécurité » au travail vécue par une minorité oblitère l’insécurité du travail subie par la majorité. Lemaître claironne : « Le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. » Il aurait dû ajouter : « dans les colonnes des médias qui mentent ». Car un policier ne peut plus se retourner l’ongle de l’index en tapant à la machine sans qu’instantanément s’abatte sur son commissariat un nuage de sauterelles moustachues munies d’une carte de presse. Si sept gardiens de la paix ont été tués en service en 20018, le QVM et Le Figaro ont chacun fait paraître une trentaine d’articles sur les agressions contre les forces de l’ordre dans les trois derniers mois de l’année. Chaque incident médiatisé sous cet angle éloigne un peu plus le téléspectateur, l’auditeur ou le lecteur de l’insécurité économique. Un enquêteur sardon a épluché l’intégralité des journaux télévisés de 13 heures et 20 heures de TF1 sur l’année 2001. Sur environ 10 000 reportages, PLPL a dénombré 1190 sujets traitant de délinquance et d’« insécurité », soit une moyenne de 100 par mois. Les accidents du travail ont été 595 fois moins médiatisés, avec seulement 2 sujets diffusés dans l’année. Pourtant, le taux d’homicide français est beaucoup moins élevé que celui des tués du travail : 1 pour 56 529 habitants dans un cas, 1 pour 12 625 salariés dans l’autre.

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2 Source : CNAM TS (Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés). Ce chiffre regroupe les morts d’accidents du travail dans l’entreprise (hors maladies professionnelles) et les décès survenus durant le trajet. Il a tendance à baisser en France, notamment en raison des délocalisations industrielles vers les pays en développement. On compte aujourd’hui deux millions de tués au travail par an dans le monde (contre 1,2 million en 1992), dont 85 % dans les pays pauvres.
3 Pour l’année 2000, la CNAM TS dénombre 193 142 accidents du travail dans le seul secteur du bâtiment et travaux publics.
4 Détail : 2 « Téléphone sonne » sur les conditions de travail, 51 sur l’ « insécurité »; zéro « Interceptions » sur les conditions de travail; 8 sur l’« insécurité ».
5 Le cahier « Emploi » de Libération (que le directeur Serge July aurait décrit comme une « verrue inesthétique qui ne nous rapporte pas un euro ») et L’Humanité font exception.
6 33 articles en 2000 dans Libération; 23 pour le QVM.
7 Un Sardon travaillant dans le journal indépendant Fakir a établi les responsabilités de la mairie (Fakir, n° 12, novembre 2002. 34, rue Pierre Lefort, 80000 Amiens).
8 Hors suicide et accidents de la circulation.