Pour lire pas lu

Pour Lire
Pas Lu

 

   

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Leurs crânes sont des tambours...

Le journal qui mord et fuit...  

Prix : 2 euros 

 

  

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dossier
Made in CFJ

LES ÉCOLES DU PPA
Le sardon François Rufin a enquêté dans la promotion 2002 de l’école du PPA. Jour après jour, il a noté au mot près les propos des formateurs, des intervenants extérieurs, de la direction de l’établissement, les réactions des étudiants. Il en a tiré un livre, Les Petits Soldats du journalisme, Éd. Les Arènes, février 2003.

 

La « liberté de la presse »

Depuis sa fondation en 1947, le Centre était géré par autant de syndicalistes que de patrons. Au printemps 1998, après le dépôt de bilan, deux solutions s’affrontent : un partenariat avec l’État ou une privatisation, comme le souhaitent une douzaine d’anciens « motivés par l’aventure » et emmenés par Pierre Lescure. Ces derniers l’emportent et obtiennent sept millions de francs de Canal+, RMC, La Vie du Rail, TF1, Bayard Presse, France2, France3, Le Nouvel Observateur, Hachette, Havas, etc. Les employeurs contrôlaient déjà largement la formation. Par la taxe d’apprentissage versée (ou non) à l’école ; par le recrutement des élèves, puisqu’ils siègent aux jurys d’entrée. Désormais maîtres du conseil d’administration, ils déterminent aussi la pédagogie. Dans ce collège, des entreprises donatrices, bien sûr : Le Monde, Havas, France3, Le Midi libre (groupe Le Monde), Vivendi Universal Publishing, Capa. Et, parmi les « fondateurs » ou les « amis de la maison » : Jérôme Seydoux (PDG de Pathé-Chargeurs et actionnaire de Libération), Jean-Michel Bloch Lainé (ex-président de la banque Worms ), Pierre Feydel (directeur de L’Usine nouvelle), Roland Cayrol (directeur de l’institut CSA), Pierre Lescure (alors PDG de Canal+, qui devient président du groupe CFPJ). Quant aux syndicats, ils ont disparu…
Continuellement au bord de la banqueroute, le CFPJ courtise les grands patrons 7. On les invite au Centre. On leur accorde des « Leçons inaugurales » sur une estrade. On applaudit bien fort en espérant une obole en retour… En 2000, les anciens adressent « un grand merci à TF1 et à Robert Namias pour l’excellence de l’accueil qui nous a été réservé 8 ». Quelques mois plus tard, le directeur de l’information à TF1 vient parader au CFJ. Ayant décrit Jean-Pierre Pernaud comme « un modèle de vrai, de bon journalisme, au contact du terrain », il quitte la salle scandalisé qu’un étudiant ait osé critiquer « une chaîne qui rassemble vingt millions de téléspectateurs ». Résultat : TF1 se retire du conseil d’administration et remballe ses subventions. Mais Vivendi-Universal Publishing vient à la rescousse : « Quand Messier m’a fait le chèque, raconte la directrice du groupe CFPJ, je l’aurais embrassé. Lui, c’était bon pour son image, et nous pour nos finances. »

La fusion du journalisme et du capitalisme se répercute non seulement sur les conditions d’enseignement (suppression de la bibliothèque) mais aussi dans la hausse des frais d’inscription – multipliés par 2,3 en cinq ans. Le vocabulaire a suivi : le CFPJ est devenu le Groupe CFPJ. À l’entrée, une affichette ne parle plus de « l’école » mais de « l’accès à l’entreprise ». Danièle Granet, la directrice, ne jure que par « la maison-mère, qu’entre nous on appelle holding… » Aux Namias et Messier, elle n’a pas emprunté que le lexique : « Notre idée, c’est de réconcilier journalisme et esprit d’entreprise » ; « La SA, on souhaite qu’elle devienne énorme. On veut en faire quelque chose de lourd, de fort, de numéro un. […] Dans les années 1970, quand on voyait un mec de la pub, on le saluait pas. On changeait de couloir. Y avait les journalistes et les connards. Aujourd’hui, c’est devenu plus complexe. » « Plus complexe », en effet : Granet, qui gouverne « le groupe CFPJ », est l’ancienne directrice de Stratégies, hebdomadaire des annonceurs publicitaires.

  

  

  

  

Apprendre le reportage au CFJ

Je le redoutais : en radio, on allait me coller aux grèves de métro. Une enseignante me présente aussitôt l’angle : « J’ai lu un édito de Bruno Frappat, ce matin, dans La Croix. Regarde, c’est vraiment incendiaire… Est-ce que c’est le bon moment pour une grève, alors que les gens se sentent menacés ? Les syndicats sont complètement irresponsables… une grève des transports en pleine crise internationale, avec l’anthrax, Ben Laden, les alertes à la bombe. Donc, c’est un peu ça qu’on devrait retrouver dans ton reportage. Et place aussi un micro d’ambiance pour les colis suspects. » Il est 10 heures 15. « Retour obligatoire avant 11 heures 30. » Après un passage gare du Nord, ce n’est qu’aux Halles [gare parisienne de RER] que je rencontre des travailleurs vraiment embêtés par la grève : un caméraman et un journaliste de France 3 Ile-de-France qui ne trouvent personne à sonder. « Merde, merde, faut qu’on se presse… » Ils se précipitent sur les quais : les voyageurs n’attendent que depuis 5 minutes…
« On n’a rien, rien. On peut pas ramener ça. » Moi, je ramène ça. Ce rien. Je détaille le contenu de mes « sonores » à l’intervenante, qui en déduit : « Donc, ton angle, ça va être que dans les circonstances dramatiques que nous vivons, la RATP s’est arrangée pour alléger les menaces qui pèsent sur les passagers. Pour qu’on puisse garder la tête hors des flots. Reprends aussi les dépêches AFP sur tous les débrayages. » Nouvelle insubordination, discrète : je monte plutôt ma bande sur le mode « trafic perturbé » et « désagréments mineurs ». Un résultat jugé « plat », à juste titre : « Quand même, quand même, tu aurais pu faire un effort… Je viens d’écouter LCI, eh bien y avait des gens qui se plaignaient. Qui se sentaient pris en otage. » Une autre prof me tance : « Tu aurais dû dire à tes voyageurs : “Bon, maintenant on le refait, mais vous êtes en colère”. »

   

 

 

  


Les déontologues du PPA

Danièle Granet accueille les nouveaux petits soldats du PPA : « Bienvenue dans cette école de la liberté et du courage, dans cette école née de la Résistance, fondée à la Libération. […] J’espère que vous saurez vous montrer dignes de ce lieu, qui reste ancré sur des valeurs citoyennes : l’éthique, la déontologie, la démocratie. » Le milliardaire Pierre Lescure a enchaîné en parlant de « morale », de « rigueur informative », et d’« ascèse rédactionnelle ». D’après la « charte de déontologie », un journaliste « ne touche pas d’argent dans un service public ou une entreprise privée où sa qualité de journaliste, ses influences, ses relations, sont susceptibles d’être exploitées ». Mais au CFJ, il faut à la fois signer la Charte et entendre le président de la junior entreprise déclarer : « Des ménages, y a pas de honte à en faire. C’est beaucoup mieux payé, c’est beaucoup moins long que le journalisme. » Le responsable pédagogique met les choses au clair : « La Charte, bon, il ne faut pas y accorder trop d’importance. C’est une déclaration de principe. Après, chacun s’arrange comme il peut. »

L’école du PPA raffole de vertu tant que cela ne nuit pas au chiffre d’affaires. Un ecclésiastique, un ex-rédacteur en chef du Monde, le président du Bureau de la vérification publicitaire et un philosophe jésuite animent le séminaire de déontologie. Ils s’interrogent « sur le Bien et le Mal », sur « la Justice, l’Honneur, le Respect ». Clou des séances, « un journaliste au comportement irréprochable », Pierre-Luc Séguillon, ancien responsable du service politique de TF1, aujourd’hui rédacteur en chef de LCI et grand amateur de « ménages » « à un tarif raisonnable (50 000 francs la prestation), qu’il compense par une intense activité ». Parmi ses employeurs récents, « la Direction générale de l’Armement, Europlace, le Conseil général d’Ile-de-France, Michelin » 9. Bref, un maître qui désire surtout « partager son savoir-faire éthique » en prônant un « respect de la morale du métier ».

Ces causeries « déontologiques » sont surtout l’occasion de rassembler « du beau monde. […] Citons pêle-mêle : André Azoulay, conseiller auprès du roi du Maroc, Dominique Alduy, directrice générale du Monde, […] François de Closets, Michel Schiffres, directeur de la rédaction du Figaro, Jean-François Bizot, président directeur général de Novapress 10». Une façon de tisser « des liens avec les entreprises, de sensibiliser les dirigeants au sort de l’école et au vôtre ». Pour compléter leur formation morale, les élèves sont envoyés dans les services communication des grands groupes. Ils y rédigeront des communiqués pour Axa, Paribas, le CCF, Lafarge, L’Oréal, Vivendi, etc. Alarmée de l’inculture économique des étudiants, une enseignante se rassure : « C’est pas grave. Pour vous aider, vous aurez toujours les dossiers de presse des entreprises. »

L’information marchandise

Si l’école détermine en partie ce que sont et seront les médias, les médias pèsent en retour sur l’école qui s’emploie désormais à « répondre aux évolutions du marché » et aux « nouvelles demandes des entreprises » 11. Pourtant, le président des Anciens du CFJ geint encore : « L’offre du CFJ correspond-elle à la demande des entreprises de presse ? Ayons l’honnêteté de le dire : pas suffisamment. 12» Le Centre ne se contente pas d’habituer à produire vite et mal. Il apprend à se vendre aux vendeurs d’information, puis à revendre les consommateurs d’information aux annonceurs publicitaires. Florilège du séminaire « Les médias dans leur environnement » : « La part de marché des politiques, des médias, des soft-drinks, c’est pareil » ; « Le seul critère, c’est le résultat, l’audience ou la vente » ; « On est dans l’univers de l’information, donc de la marchandise » ; « Dans les médias, on est dans la même logique que le PDG de Procter » ; « Le Monde est une marque, et une marque très forte. » En une semaine, le mot « rentabilité » a été scandé 31 fois, contre trois pour le mot « enquête » (et… zéro pour « téléachat moustachu » !)

Un dirigeant de TF1 a résumé le propos : « La liberté du journaliste passe par la rentabilité maximale de l’entreprise. » Dans la catégorie des formateurs de cerveaux essorés, de dangereux concurrents menacent cependant la suprématie du CFJ. Comme, par exemple, le « Mastère Spécialisé Médias » de l’École supérieure de commerce de Paris, qui entend « former des cadres polyvalents qui seront les dirigeants des entreprises en constante mutation des médias du xxi e siècle 13». Ce « danger » pour la part de marché du CFJ à été prévenu grâce à un séminaire « Gestion des médias » du Centre. Un intervenant a conseillé : « En sortant de cette école, vous pouvez écrire des articles dans la presse mais c’est pas révolutionnaire. Ou alors, vous pouvez devenir manager et gérer un projet. Et là, il reste des segments du marché à investir. » Marc Roche, ex-directeur de La Tribune (groupe LVMH spécialisé dans les produits de luxe) a alors opéré une judicieuse synthèse, le « produit-presse » : « Essayez d’imaginer un magazine en fonction du marché publicitaire. Il faut monter un bizness plan. Avoir un concept. Analyser la concurrence. “Je vais taper là parce qu’il y a un créneau”, c’est la base du raisonnement. Ensuite, le rythme de parution : “On peut gagner plus et plus vite avec un hebdo qui marche qu’avec un mensuel“. […] Enfin, on fixe un prix. Et puis après, on met un costume cravate, on va voir les financiers. »
Pour le Parti de la presse et de l’argent, tout cela a un très beau nom : cela s’appelle « la liberté ».

 

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7. « Patrons de presse » d’abord, puis « patrons » tout court : « Pour boucler son budget, la direction de l’école a décidé de draguer les grandes sociétés industrielles et financières. Au nom de la citoyenneté, et de la nécessité pour une démocratie d’avoir une presse de qualité, elles sont invitées à sauver le groupe CFPJ. Les patrons d’Entreprise et Cité, le club de Claude Bébéar (Axa), censés être réceptifs à ce message, sont systématiquement courtisés. » (Libération, 16.09.02).
8. CFJ-Notre Journal, septembre 2000.
9. Capital, octobre 2001.
10. CFJ-Notre Journal, n° 49, octobre 1999.
11. CFJ-Notre Journal, n° 53 et 54.
12. CFJ-Notre Journal, n° 50, février 2000.
13. Dans le comité de parrainage de cette formation, on retrouve une flopée d’interlocuteurs du CFJ : Jérôme Clément (Arte), Jean-Marie Cavada (Radio-France), Mouchard (Nouvel Observateur), Pierre Lescure (ex-Canal+), etc.