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Blog : un chien parmi les chiens, contraintes.

 
 Frédéric Madre 
 

Ce texte est initialement paru dans le n°10 de la revue Formules, dossier "Littérature numérique et cætera", juin 2006.  

 

 

 

Un homme va mourir, il ouvre un blog. Une femme prend un amant, elle ouvre un blog. Une jeune adolescente pense au suicide, se sent mal dans ce monde, ouvre un blog. Un chien traverse la rue. Il est 12 :27, il est 6 :58 PM, posté à 08 :32 :45 par. Craché par, Balancé par. mardi, 1 février 2005, le jour d’avant, le jour d’après. Un chien traverse la rue. Commentaires. Plus d’infos sur moi. Auteur. Page Suivante. J’observe de ma fenêtre un combat de SDF, la police n’intervient pas. J’update. Commentaires.

Nous sommes d’ignobles personnages, notre faute est grave et nos excuses piteuses car, prosélytes que nous étions de la liberté d’expression et de la simplification de l’accès à la publication sur le web, nous avons engendré une forme parfaite et abominable, à tel point parfaite (et donc, à tel point abominable) qu’elle est devenue indépassable et finira peut être par nous étouffer. Elle nous étouffe déjà, il n’y a plus d’espace, de pratique, qui échappe au blog : il s’applique à tout et tous s’y appliquent. À tel point, donc, que toutes les autres formes d’expression sur Internet en sont abandonnées. Plus d’œuvre, plus de création, des news. Plus d’hypertexte même, tout juste un petit lien parfois qui lui mène encore vers ce qui reste de non blog-isé, parfois, juste un petit texte, une date, une heure, un auteur, informe.

Voilà ce qui constitue le blog, une date une heure un chien qui traverse la rue un auteur qui va mourir. Commentaires. Tout le monde peut le faire, c’est ce qui en constitue le charme, tout le monde le fait, c’est ce qui en constitue le dramatique succès. Bien sûr, le blog est né d’une nécessité commune à tous ceux qui faisaient des choses sur Internet, il s’agissait d’informer sur les nouveautés mises en ligne, déjà une forme de faiblesse la rubrique " what's new " évite de penser la nouveauté comme partie intégrante d’un site, elle est en elle-même une pauvreté qui concilie la pérennisation de l’interface pour le concepteur et la facilité d’usage pour le visiteur. On ajoute facilement un " quoi de neuf " dans n’importe quel design et puis voilà c’est fini, date heure, clic, c’est parti, fin. Puis est venu le blog comme liste de liens renouvelée régulièrement, ici un ou plusieurs individus parcourent le web et vous disent ce qu’il y a de bien à voir, le blogeur ne crée rien, il pointe et est loué pour ses qualités de surfeur. Le visiteur clique sur des liens préparés à son intention comme des passerelles vers un ailleurs balisé. Le chien va pouvoir traverser la rue car l’auteur veut apparaître avec sa jolie veste d’intérieur en velours rouge, il prépare son cigare et le roule entre ses mains. L’auteur apparaît, s’installe et se met à deviser entre les liens de son surf supérieur, à raconter ses impressions au bout d’un moment le cigare s’éteint, l’auteur reste et il tape et attend. Un bon moment et des chiens il en verra, insatisfait tout de même, les applaudissements tardent à venir, l’auteur demande au technicien de faire quelque chose, quoi ! Le chien traverse la rue ! L’auteur écrit ! Le technicien, science sans conscience blah blah comme vous savez, crée alors, pour lui, le commentaire. L’auteur sourit, il meurt. Désormais le visiteur peut écrire — à peu près — comme et au même endroit que l’auteur. L’auteur peut lui, le chien ne traversant plus la rue (admettons que cela se produise, ou qu’il s’agisse d’une lassitude), écrire à propos des commentaires. Et les visiteurs ayant pris goût à l’écriture peuvent créer des blogs, devenir auteur, les chiens qui traversent la rue sont à tout le monde. Ça s’industrialise, les auteurs/visiteurs ne veulent plus du technicien, de la technique, ils demandent que cela soit tout fait bien préparé. Formule date heure, place pour le chien, titre " le chien " en gros, image pour les plus vaillants, Ouaf ! Commentaires, Ouaf ! Ouaf ! Sucre ou bonbons, Ouaf ! La caravane passe et plus rien ne l’arrêtera jamais. C’est l’ère des CMS1, on ne choisit plus que parmi des templates tout préparés, en 2 minutes un nouveau blog est créé, la publication est immédiate et jamais arrêtée, l’absence de contrainte est le maître mot de cette ruine. Et puis enfin, voilà que dans le monde réel, les journaux de papier se disent tous subitement " what’s new ? " et se répondent en chœur que le blog est le nouveau quoi de neuf, en parlent, en font, etc. dans le monde réel. Celui du chien. Pisser de la ligne n’aura jamais été plus facile et commun.

C’est fini, fulgurante histoire du blog à travers les âges2, en 7 ans c’est fini tout Internet est blog, tout visiteur est auteur, tout chien qui traverse la rue est date heure, tout auteur est visiteur, toute date heure est un chien.

C’est au fil des avancées technologiques, des libertés données à l’auteur, que celui-ci a disparu, s’est effacé envoûté par sa propre aise à écrire sans contrainte. Pour retrouver une certaine grâce, un peu d’écriture ou d’esprit, je suggère d’enlever les fonctions nuisibles des blogs, petit à petit. Les commentaires doivent partir, parfaitement inutiles à la constitution de l’œuvre ils sont une perte de temps pour tous. On se passera du contact direct avec le visiteur, celui-ci se passera de l’illusion du dialogue avec l’auteur et surtout les uns et les autres y gagneront en sérénité et en acuité dans les choix éditoriaux. Plus de commentaires cela annonce le retour de l’auteur, celui qui fait et qui décide de ce qu’il fait, le maître des lieux, seul et qui reste muet dans la foule. Plus de commentaires et si ça ne tient qu’à moi, plus de contact avec le visiteur aucun, même pas de petite adresse mail dans un coin, foin de ces velléités de rencontres vouées au quiproquo. L’auteur est seul et n’écrit pour personne. Voilà, qui remet les choses à leur place. Que faire maintenant de cette quiétude, angoissante peut-être, de ce retrait du monde ? L’auteur un moment déstabilisé se demande s’il est lu, le chien est là qui traverse la rue, l’auteur se demande peut-être même arrête-t-il un moment de publier, peut être définitivement, le chien traversera la rue malgré tout. L’auteur persistant peut contempler son œuvre, probablement ressemble-t-elle à toutes les autres alors. Le CMS a banalisé la présentation générale, industrialisation oblige, et il aura banalisé le propos quel qu’il soit. La plupart des CMS permettent de modifier presque entièrement la composition des pages et des posts à l’intérieur des pages, bien peu de blogeurs utilisent ces possibilités qui finalement reviendraient à leur alourdir la tâche et à se poser des questions. Mais on est pas un auteur sur Internet sous prétexte que l’on écrit, Internet n’est pas un tuyau d’écoulement de littérature, Internet un immense journal intime laissé ouvert à la page du chien qui traverse la rue.

Non, mais si l’on tient absolument à publier un blog et qu’on a compris que celui-ci n’est adapté qu’à un ensemble très restreint de sujets formels — ou bien du quoi de neuf mais dans un domaine très précis voire étroit ou bien une succession monomaniaque de digressions autour d’une obsession très particulière et inépuisable3 — si au moins on a compris que le blog ne s’utilise pas pour tout type de publication sur Internet et qu’on tienne absolument à ajouter un blog de plus dans le marigot global, y parvenir de manière remarquable ne peut se faire qu’en forçant la contrainte dans cet espace du trop de liberté apparente, dans cette facilité abjecte soutenue par la simplicité de l’interface toute faite fournie par les CMS, du bon à tout faire c'est-à-dire à rien, de bon.

Pour subvertir la forme en se pliant tout de même au genre, restent deux options sur lesquelles il faut faire peser tout le poids d’une réflexion préalable à la publication, deux options qui vont de pair et qu’il faut travailler4 afin d’interposer des obstacles salutaires à la frénésie qui s’emballerait sans cela et sans finalité. La première consiste à déterminer, en fonction de l’effet recherché, le nombre de posts présents sur la page : un seul cela voudra signifier que chaque publication est un renouveau qui ne s’embarrasse pas de la traînée laissée en arrière, ceux d’une journée seulement cela sera un signe qu’il est construit épisodiquement un ensemble de type classique (unité de temps, d’action et de lieu), ou opérer une action régulière mais aléatoire sur l’étendue ainsi décidée (un moment 4 posts, plus tard 2 jours, puis 200, par exemple) montrera au lecteur une direction incertaine qui imprégnera ses visites. À chacun de choisir, en fonction de son sujet aussi bien sûr, la forme qui non seulement est la plus adaptée mais qui induira chez l’auteur lui-même un comportement qui régulera sa production au lieu de la débrider. Mais le plus important, et le plus difficile, des choix porte sur le gabarit5, ce qui fait ici la différence entre Internet et un livre, un magazine, voire une application minitel. Le web n’est qu’interface et l’interface peut seule nous retenir, nous différencier, nous ajuster au plus près du propos. Ici, dans la matière du gabarit, tout est possible, vertigineux et enivrant, tout est possible et l’enjeu est primordial car les choix qui sont faits mettent directement en confrontation les possibilités et les interdits de l’écriture qui se produira ou pas. Tel gabarit mettra en valeur les images, tel autre amplifiera la moindre phrase, tel autre enfin saura rendre acceptable un texte long…6 Surtout il contraindra l’auteur dans une signification qui viendra de la forme elle-même, qui l’emmènera malgré lui et, heureusement, à plier sa production à son outil, celui qu’il aura forgé pour sa propre utilisation et qu’il aura su peaufiner et raffiner jusqu’à ce qu’il soit digne d’être montré et rempli.

C’est bien en s’éloignant de la facilité fournie par les outils séduisants, en s’éloignant de la promiscuité douteuse d’avec les visiteurs et les autres blogeurs, en s’éloignant des préoccupations de comptage de visites et décomptages de popularité sans qualité, que l’auteur qui choisirait (malgré sa banalité sui generis) la forme du blog et son cortège de clichés et errements, se rapprochera de ce qui fait la valeur intrinsèque du medium web, c'est-à-dire une radicalité conceptuelle au service de messages compacts et étanches. On laissera7 aux consommateurs avides d’être consommés les plaisirs immédiats et courts de la publication directe et sans entrave qu’offrent les outils du Marché.

 

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1. Content Management Systems : Blogger, 20six.fr, etc.

2. http://www.usemod.com/cgi-bin/mb.pl?WebLog

3. À ce titre on consultera comme exemples indépassables http://notrecaca.blogspot.com ou/et http://www.textonthings.blogspot.com/

4. ce qui revient à créer de toutes pièces un site, ceci dit en passant, le CMS ne sert que de lieu et procédé de stockage

5. Habituellement on dit « template », il s’agit d’une concession

6. Internet est rebelle à la lecture, l’écran s’y oppose

7. Non sans renvoyer sur notre propre production, ici http://2balles.cc, là http://homme-moderne.org/musique/carnet et chez les autres http://la.cocina.free.fr/rod-s/lezink.html

  

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Frédéric Madre

 
   

  
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