Maison Écrivez-nous !   Société Textes Images Musiques

  Blah-Blah

 
       
     

 Internet et les techno-béats.

 
 

Daniel Vivas.
Daniel Vivas est informaticien.
Avril 2003.

 
 

    

Internet, — support nécessaire d’une net-économie mondialisée rapidement passée d’un fulgurant décollage à un crash économique et social cataclysmique — a permis, en France comme ailleurs, à bon nombre des laudateurs de ce média de s'exprimer : de la sphère politique à celles, économique, financière et entrepreneuriale, en passant par les milieux « citoyennistes » et « altermondialistes », sans oublier les médias dominants, tout ce petit monde y est allé de sa rhétorique bien pensante ou de ses initiatives « novatrices ». Un des thèmes consubstantiels à ce discours dominant fut la construction d’un nouvel espace démocratique, espace non délimité et pouvant s’étendre indéfiniment grâce au média Internet. Il s’agissait là de reprendre une idée, déjà promue dans les années 1990 par l’Electronic Frontier Foundation, association de « cyber-citoyens » étasuniens se définissant elle-même comme lobby, centre de recherche, club, organisation militante et communauté virtuelle (1).

L’appropriation d’un « nouvel espace de communication » par un genre nouveau de citoyenneté risquait-elle de bouleverser l’ordre établi ? La réponse se trouve moins dans le nombre ou l’espace occupé par telle catégorie de sites sur le Web — e-commerce, institutionnel, information, industrie, immobilier, etc. — que dans le classement des sites les plus visités : en France les fournisseurs d’accès tels que Wanadoo, Yahoo, Free, véritables portails publicitaires arrivent en tête de liste; entre les années 2000 et 2001, lors de la frénésie boursière sur les « valeurs technologiques », le site de finance Boursorama a été l’un des plus visités (2). On peut aussi chercher la réponse dans la question qui se pose légitimement : qui a le plus de chance d’accéder à un tel outil d’expression et de communication ? Pour l’année 2000 en France, cadres supérieurs et cadres intermédiaires représentaient à eux seuls 62,2% des abonnés à Internet. Employés, ouvriers et inactifs n'en représentaient que 23,2%.

Malgré ce constat inégalitaire, l’idée de construire un autre monde plus démocratique, en organisant notamment la résistance au monde néo-libéral par le truchement du média Internet, a trouvé sans ambages des adeptes bien établis dans le champ politique et social. Leurs déclarations béates ne se sont nullement embarrassées de précautions pour le moins nécessaires. Parmi les « altermondialistes », certains ont emprunté des raccourcis peu scrupuleux dès qu’il fallut affirmer l’apologie consensuelle et technologiste d’un monde meilleur. Susan George, vice-présidente d’ATTAC dans un article intitulé « Comment l’OMC fut mis en échec » (3) écrit ainsi : « Le succès du mouvement civique à Seattle ne constitue un mystère que pour ceux qui n’y ont pas contribués. Grâce surtout à Internet, des dizaines de milliers d ‘adversaires de l’Organisation Mondiale du Commerce s’étaient organisés sur le plan national et international, et sans exclusive, tout au long de 1999. À condition d’avoir accès à un ordinateur et de maîtriser à peu près l’anglais, n’importe qui pouvait être aux premières loges et participer à la montée vers Seattle ». Que signifie, chez Susan George, ce « sans exclusive » immédiatement suivi d’un « À condition d’avoir accès à un ordinateur et de maîtriser à peu près l’anglais » ? Cette affirmation conditionnée n’est-elle pas l’aveu involontaire démontrant qu’une résistance cooptée et organisée à l’aide de ce média ne peut s’exercer qu’entre nantis et possédants; qu’une exclusion de fait s’opère directement sur les premiers concernés : ouvriers, classes défavorisées et laissés pour compte qui n’ont ici ni droit de parole ni participation active ?

Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique avait dénoncé les risques de cette techno-béatitude : « Et, pour qui veut combattre l'ordre des choses, la connaissance des débats ayant accompagné l'évolution du syndicalisme reste sans doute plus déterminante que la capacité de créer une liste de diffusion électronique. Faute d'en être conscients, certains « cyber-résistants » trop béats encourent un triple risque : celui de traiter avec légèreté la question du lieu pertinent de l'action revendicative (entreprise, Etat, planète); celui de confondre les personnes qu'ils peuvent contacter le plus commodément avec celles qui auraient le plus intérêt à un autre monde; celui, enfin, de négliger l'impératif de l'organisation — et de voir alors se dissoudre leurs projets de transformation sociale dans un océan d'initiatives incantatoires promptement avortées » (4).

« D’initiatives incantatoires proprement avortées », tel fut le cas ! Pascal Lamy, libre-échangiste forcené et commissaire européen au commerce manifesta il y a environ deux ans son désir d’ouvrir un débat « cyber-citoyen » sur les problèmes du libre-échange au moyen du CHAT, cette conversation interactive sur Internet en temps réel — très vite saturée dès que le nombre de « cybercitoyens » connectés dépasse la dizaine. Ayant créé son propre forum de discussion, Pascal Lamy ambitionna de redonner au débat citoyen et démocratique la place — illusoirement accessible par tous — qui lui était due. La plupart de ceux qui voulurent bien débattre avec lui — par anticipation en formulant des questions dont on imagine l’indigence en lisant les recommandations formulées sur son site : « Les questions peuvent être posées dans l'une quelconque de ces langues et, éventuellement, envoyées à l'avance à l'adresse suivante : chat-Lamy@cec.eu.int. Les questions doivent être les plus courtes possible, 256 caractères au maximum » — n’obtinrent aucune réponse. Leurs questions, leurs critiques ou leurs coups de gueule, envoyés par paquet d’octets finirent par échouer lamentablement sur l’écran « multi-fenêtré » du technocrate européen resté apparemment muet (5).

La presse écrite du temps, où « entreprenautes » et autres start-up de la net-économie étaient encore dans l’air du temps, n’a pas manqué à l’appel. Le quotidien Libération proposa une série de débats sur son forum Internet. Un des thèmes qui reçut le plus de contributions fut « Bulle spéculative ou investissement à long terme : croyez-vous en une nouvelle économie, basée sur l’informatique et sur les réseaux ? ». Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un lectorat branché, très « tendance », émanant du gauchisme mou et consensuel, louanges et « techno-béatitude » dégoulinantes furent au rendez-vous. Achille, « IT Media Strategist » de profession et expatriée vivant à New-York s’exaltait ainsi : « Il ne s'agit pas de bêler "nouvelle économie, nouvelle économie". Loin de moi les hystériques des 2 extrêmes, les grincheux comme les béats. [...] Cette nouvelle économie est responsable de 70% de la croissance américaine (6% cette année), ininterrompue depuis 8 ans, 4% de chômage. Grâce a Internet et aux informations mises en ligne, le consommateur est beaucoup plus volatile et exigeant. Par conséquent, les entreprises doivent s'adapter et proposer de meilleurs produits moins chers [...]. Ici Internet n'est pas ce "truc cool" que des "geeks" ont chez eux et pour lequel ils se saignent (France Télécom) mais plutôt un outil de communication de masse. Le vieux, le jeune, le pauvre, le riche, tous émettent, reçoivent, participent ». À cette même période pourtant, l’US Department of Commerce publia un rapport sur Internet soulignant les disparités importantes en terme d’accès qui émergeaient entre les communautés noire et hispanique — les plus sous-prolétarisées aux États-Unis — et la communauté blanche : noirs et hispaniques étaient, en proportion, 3 fois moins nombreux à s’être connecté sur le Web.

À persévérer ainsi, à ériger et à évangéliser en dogme tout puissant l’Internet comme nouvel et seul espace d’expression démocratique au devenir incontournable, les techno-béats prennent le risque de voir — si ce n’est déjà fait — leurs vœux pieux s'écorcher, face à « ce miroir de sorcière où nous ne voulons lire que la toute puissance des sciences et des techniques et la fin de nos problème. Car cet Internet là est certainement un mirage » (6).

 

NOTES :

1. Lire à ce sujet Yves Eudes, Internet. L’extase et l’effroi, Manière de voir, Le Monde diplomatique (Hors série).
2. Source : http://www.pignonsurweb.com/news/classements.shtml
3. Le Monde diplomatique, Janvier 2000.
4. Serge Halimi, Des « cyber-résistants » trop euphoriques, Le Monde diplomatique, Août 2000.
5. Lire à ce sujet Pascal Lamy anime une discussion sur Internet pour convaincre des bienfaits du libre-échange, Le Monde, 24 octobre 2000..
6.Guy Lacroix, Le Mirage Internet. Enjeux économiques et sociaux , Éditions Vigot.
    

 
   
    

  
maison   société   textes   images   musiques