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 Informaticiens et nouvelles technologies :  ruptures en chaîne.

 
 

Daniel Vivas.
Daniel Vivas est informaticien.
Février 2003.

 
 

    

Le secteur des nouvelles technologies de l’information et de communication était, il y a peu de temps encore, crédité et auréolé d’un avenir radieux. Dans les années 1980, tout portait à croire, qu’avec l’avènement de la micro-informatique — période qui correspond à la commercialisation des premiers PCs d’IBM et du système d’exploitation DOS de Microsoft — et une mutation de l’économie capitaliste vers l’industrialisation des services, le métier d’informaticien serait protégé du spectre du chômage pour des temps indéterminés. Cette mystification, en pleine crise de l’industrie lourde, allait tourner à plein régime avec l’aide des médias et des pouvoirs publics. Ces derniers créèrent et développèrent des filières « nouvelles technologies » (1) pour répondre à la demande d'un marché de l’emploi qui semblait croître à l’infini; ces cursus offraient à tout étudiant en perte de repères un métier d’avenir. On présentait déjà l’industrie du logiciel comme une formidable aventure. Ne voyait-on pas certaines entreprises — notamment aux États-Unis — démarrer leur activité dans ce secteur par l’association de deux ou plusieurs étudiants qui, du fond de leur garage, concevaient des ordinateurs ou des logiciels qui devaient répondre aux nouveaux besoins technologiques ? Microsoft et Apple — devenus aujourd’hui de véritables empires industriels et financiers — étaient représentés à travers le prisme d’une réussite entrepreneuriale du développement des nouvelles technologies, profitable à l’ensemble d’une communauté informaticienne qui se voulait en plein essor et de plus en plus accessible.
En réalité, le futur prometteur accordé trop facilement à cette profession occultait sa propre mutation. L’informaticien, opérant en tout premier lieu dans un environnement de production coopératif du logiciel essentiellement confiné dans les laboratoires de recherche des universités et des grands groupes de l’industrie informatique, s’est transformé en un producteur de logiciel, externalisé et standardisé. Tous les métiers de l’informatique liés au type de production coopératif — notamment ceux dédiés à la réalisation d’applications gros systèmes — allaient progressivement décliner : en 15 ans, pupitreurs et opérateurs d’exploitation ont connu en France une réduction de leurs effectifs de 44%; si le nombre de programmeurs a connu une progression de 58% entre 1983 et 1993, il a ensuite régressé de 12% sur cinq ans (2).

Dans la nouvelle période qui s'ouvre, le logiciel et le matériel informatiques deviennent, au fil de la marchandisation de plus en plus prégnante de cette activité, des produits comme les autres avec leurs standards, leur marketing, leurs effets de mode et d’annonce, leur obsolescence rapide, leurs nouvelles versions, leur « look sexy », etc.; les services commerciaux des éditeurs de logiciels et les sociétés de services d’ingénierie informatique se les approprient. La logique productiviste de ces dernières débouche sur la fourniture aux clients de solutions informatiques principalement liées à des contraintes de coût et de délai; les éditeurs de logiciels se lancent, quant à eux, dans une course effrénée vers la production de nouvelles technologies, privilégiant les effets d'annonce et de renouvellement plutôt que la logique de produit et d'utilisation. L’éditeur Microsoft est un des exemples les plus probants de cette pratique.
En commercialisant leurs activités-projets, les S.S.I.I. (3) créent des métiers plus ou moins nouveaux : chefs de projet, ingénieurs d’études, ingénieurs-développeurs, consultants, architectes-système, administrateurs de bases de données, etc. Tous ces différents métiers vont connaître en terme d’emploi une ascension considérable. Aux États-Unis, dès 1990, une véritable politique d’immigration de « matière grise » a été mise en œuvre pour répondre à un soi-disant « déficit d’informaticiens » : comme aiment à le souligner — avec toute la froideur technocratique qui les caractérise — experts et économistes de l’O.C.D.E., Canada et États-Unis ont été de fervents « importateurs nets de capital humain » (4). Fortement exposé à une logique de productivité et de rentabilité, dynamisée par une activité marketing, commerciale et de conseil, qualifiée selon les managers de ces nouvelles organisations de « services à forte valeur ajoutée », l’informaticien se transforme en une « ressource humaine », interchangeable, flexible et mobile. Malgré l'euphorie affichée, son devenir est inéluctablement soumis à la loi de l’économie de marché, génératrice, ici comme ailleurs, d'une inquiétante précarité; selon l’I.N.S.E.E., en France, le nombre d’informaticiens au chômage chez les techniciens et les ingénieurs a été multiplié par 2,5 entre 1990 et 1994, passant de moins de 10 000 à 25 000. « Chômage frictionnel », « tendance passagère à la baisse » : analystes et spécialistes du marché minimisent cette évolution. La panique médiatisée et généralisée autour du bogue de l’an 2000, l’avènement de l’Internet, la libéralisation du marché européen des télécommunications et l’entrée dans une nouvelle ère économique prospère, celle de la « net-économie » mondialisée, semblent leur donner raison à très court terme.

La période 1996—2000 va cristalliser toutes les peurs, toutes les angoisses et toutes sortes de spéculations, en scénarios « catastrophistes » dont le système capitaliste aime à se repaître pour n’en sortir que mieux portant. Dans les pays industrialisés, principalement d’Europe occidentale, d’Amérique du nord et dans certains pays de l’Asie-Pacifique, une véritable course contre la montre s’engage pour la résolution d’une problématique de date à 2 chiffres qui renverrait à l’an zéro de notre ère, en cas d'échec, une grande partie des systèmes d’information. Le bogue de l’an 2000 est identifié comme l’ennemi public n°1 mondial. La gestion de l’activité tertiaire, les systèmes avioniques, la productique, l’armement etc., tout ce qui dépend de l’informatique est concerné. Au vu du besoin en « ressources humaines » nécessaire, le déficit de compétences est — à nouveau et officiellement — proclamé. Force est de constater que le marché de l’emploi des technologies de l’information a su s’adapter très vite au jeu permanent de l’exclusion (ou de la potentialité d’exclusion) du salarié-informaticien puis à celui de sa réintégration pour mieux l'asservir et de n’avoir même plus à se donner la peine de le dépouiller de ses soi-disant « privilèges sociaux ». Le recours au contrat à durée déterminée et à l’intérim est quasi systématique tout au long de cette période. Toujours selon l’I.N.S.E.E., et en ce qui concerne l'emploi en général, de l’année 1990 à l’année 2000, les C.D.I. ont progressé de 2 % à peine, les C.D.D. ont augmenté de 60 %, et l'intérim de 130 % ! Ainsi les sociétés de services informatiques se sont ruées pour réemployer temporairement les programmeurs COBOL (5) qu’elles avaient massivement licencié quelques années auparavant. L’urgence à se remettre au travail a immédiatement fait oublier le reste; la nouvelle génération de « réemployables » n'a pas craint de sacrifier quelques années/homme (6) pour atténuer et éradiquer la crainte d’une nouvelle catastrophe. En même temps, selon les météorologues du cybermonde, une nouvelle éclaircie technologique se préparait.

Le passage à l’an 2000 s'étant effectué sans dégât technologique apparent, l’horizon vers Internet, la net-économie et un nouvel avenir radieux célébré par le messianisme idéologique dominant est désormais à portée de main. Déjà, en 1997, Joël de Rosnay affirme que « l’apparition d’un tel cyberespace fluidifie le marché du travail et la dématérialisation des échanges influe sur la création de richesses. Les entreprises les plus performantes ont compris l’importance de "l’effet de levier" de la société informationnelle » (7). Que répondre à une telle assertion sinon qu’elle n’est pas dénuée de sens. Tout dépend évidemment de quel coté on se situe : aux États-Unis, si, en 1999, l’on s’appelle Jeff Bezos (Amazon) et que l’on pèse 5,8 milliards de dollars, ou Jerry Yang et David Filo (Yahoo), pesant chacun un peu plus de 3 milliards de dollars, il est tout à fait clair que « l’importance de l’effet de levier » a bien été « compris »; qu’en parlant de « fluidité », il aurait pu tout aussi bien parler d’hémorragie salariale — car que pouvait-on attendre de mieux de métiers dits « émergents », dépendant d’une spéculation boursière débridée et socialement meurtrière ? D’autres prédicateurs, tels Jean-Pierre Quignaux et Sylvianne Toporkoff dans Net Tr@vail (8), y sont allés aussi de leur plus belle plume : « les cogniticiens du logiciel ont donc pour longtemps encore l’horizon dégagé devant eux. Ils entrent de plain-pied dans la catégorie des oiseaux rares du début du siècle prochain, s’ils disposent en outre de compétences complémentaires dans les dernières technologies Internet/Intranet ». Dans cette véritable apologie des métiers de la net-économie, ils décrivent ainsi consciencieusement ceux nouvellement créés avec le développement de l’Internet : ingénieur/développeur Internet/Multimédia, programmeur HTML, concepteur/traducteur hypertexte, concepteur/éditeur de sites et de services Web, etc. Que dire en effet de ces nouvelles générations d’informaticiens jetables que l’ère des « start-up » labellisées « nouvelle économie » a précipité dans l’abîme du « e-commerce » en sollicitant leurs compétences, afin d’offrir des services « originaux et inédits » sur le Web : livres, fleurs, voyages, matériel informatique, conseils d’investissement boursier etc. ? Tout ce qui est déjà pléthore dans la société industrielle et de consommation; qui s’effondre aussitôt sur les « créatifs » et spéculateurs qui les ont engendrés dès que la moindre crise de confiance de la part d’investisseurs avides de projets innovants vient souffler sur ce véritable château de cartes. Peut-on inviter tous ces visionnaires à un peu plus de prudence et de modestie quant à leurs prévisions lénifiantes voire dithyrambiques ? Quand justement la synergie du massacre salarial provoqué par le cataclysme de l’effondrement boursier des valeurs technologiques et les disparitions de ces start-up suicidaires s’intensifie; quand des plans de fusion et de restructuration de multinationales fournisseuses de services autour de ces mêmes technologies déclenchent des licenciements qui se succèdent en 2002 à un rythme effréné :  IBM Global Services, 20 000 licenciements; Cap Gemini Ernst and Young, 12 500 licenciements; EDS, 2 000 licenciements; etc. En effet, deux ans auront suffi pour assister à cet écroulement et voir de nouveau pointer au chômage des « informaticiens » dont, quelques mois auparavant, « la dynamique sectorielle du marché des nouvelles technologies disait cruellement manquer » (9). On croit entendre déjà les propos rassurants des marchands de « ressources humaines » sur le « comment savoir rebondir ». La question qui vient immédiatement à l'esprit dans ce chaos mondialisé est bien « oui mais vers qui et vers quoi ? ».

 

NOTES :

1. Le développement des filières en cycle court, comme les DUT et BTS informatiques, a permis de répondre en partie à cette demande croissante.
2. Source : I.N.S.E.E., 1998.
3. Sociétés de Services d’Ingénierie Informatique.
4. Fuite des cerveaux : mythes anciens, réalités nouvelles, O.C.D.E., l’Observateur, 15 mars 2002.
5. Langage de programmation largement utilisé dans les années 1970 et 1980.
6. Unité de mesure servant à quantifier un projet informatique sur la durée. Le nombre d’heures supplémentaires — voire les week-ends travaillés — ont été légion mais n’ont jamais figuré dans la comptabilisation des heures travaillées (1 jour/homme étant égal invariablement à 7,7 heures).
7. La France et le cybermonde, Joël de Rosnay, Le Monde diplomatique, Août 1997.
8. Net tr@vail, Création/Destruction de métiers, André Dazin, Jean-Pierre Quignaux, Sylvianne Toporkoff, Editions Economica, Paris, 2001.
9. On pourra lire ou relire à ce propos comment la fausse idée sur la pénurie d’informaticiens propagée par de grands groupes transnationaux aidés par les pouvoirs publics européens a fait son bout de chemin http://www.freelance-europe.com/fr/penurie.html. En effet cette propagande lobbyiste était destinée à ouvrir le marché de l’emploi à des informaticiens venus d’Inde et des pays de l’est. Une récente étude réalisée par le cabinet d’analyse Foote Partners aux États-Unis confirme (une fois n’est pas coutume) un réel enfoncement de la profession dans la précarité http://www.weblmi.com/news_store/2003_01_27_Plus_d_un_informatic_100/News_view


  
 

 
   
    

  
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