En attendant les barbares...
    

 

  Vlad Vlad

 

 

Tous « cadavérés ».

 

 

Daté 31/10/00.

 

 

    

elon Pline l’Ancien, les pirates sont , paraît-il, les ennemis du monde. Jugement exagéré, nous semble-t-il, car ce monde a besoin d’ennemis ! Il est à ce point mauvais qu’il les suscite, quitte à les supprimer si besoin est. Le pirate ne réfléchit pas, il survit, point aveugle de la civilisation, dans un univers où les cartes géographiques n’ont point assuré à l’État le pouvoir de tout dominer et de tout contrôler. Pour l’État espagnol, français, anglais ou U.S., le pirate c’est l’ennemi, des gens de « sac et de corde », des ennemis du genre humain, qu’il s’agit d’exterminer, histoire de prouver les vertus de l’Ordre et de la Loi, celles qui consistent à tuer pour le Bien afin d’éradiquer le Mal. Mais, le pirate est insaisissable, il disparaît dans le silence, l’oubli, l’absence de mémoire. S’il tue, pille, brûle et détruit, c’est pour se venger de ceux qui lui ont fait offense, vengeance sans cause et sans alibi.

Il en est de même dans les années 2000, où les pirates infestent à nouveau les eaux du sud-est asiatique. Remarquons qu’attaquer des super-tankers dans le détroit de Malacca, monter à l’abordage et éventrer les coffres, ne nous semble guère répréhensible ! Pas plus, et moins sans doute, que la délinquance clean, l’arnaque systématique, la pratique du meurtre légalisée qui constitue le fonds de commerce de l’économie de marché, putain d’économie de marché, fondée sur la tromperie, le trafic, le mensonge commercialement licite ! Merci à Céline pour sa description de la « compagnie pordurière », ancêtre de ces prédateurs qui nourrissent le bétail, leur peuple de zombies, à coups de métaux lourds et de charognes ! Merci à Céline pour ce qui est dit dans le « Voyage », même si, un jour, nous aimerions bien voir le bout de la nuit ! Illusion, sans doute, car le bout de la nuit ne vient pas ! Alors, nous ces figures emblématiques de la Révolte, celle du forban, du renégat, de l’écumeur des mers, ou du scythe, du barbare, puis de tous les frères de la côte, bref, de tous ceux qui nous permettent ad eternam de vomir cette civilisation blanche et occidentale, monothéiste et pourrie ; que nous haïssons ; définitivement.

Que pouvons-nous espérer ? Rien. Pour nous, l’espoir est une monnaie qui n’a plus cours ; réduite au poids d’un métal plus ou moins vil, ou plus au moins valorisé. Qu’importe… en ce qui nous concerne, nous n’aimons pas les numismates et leurs âmes de chacals ! Ce qui ne nous dispense point, dans ce monde où toutes les monnaies sont trafiquées et où le faux domine, de travailler à autre chose… Nous avons la haine des faussaires qui prolifèrent, des trafiquants qui vendent l’ersatz —quel qu’il soit— et le strass au prix du métal qui rend fou ! Le jeu est truqué, pourri, on le sait depuis longtemps, mais pas question pour autant de continuer à le respecter, comment respecter ceux, très nombreux, qui ont signé un pacte avec l’innommable ? Ce monde-là n’a droit à aucune forme de respect, merde à toute forme de résignation !

De la nécessité de l’irrespect, à l’instar de ce qu’écrit Ramón Gómez de la Serna (le Rastro) :
« Face à cette vieille , flagrante, j’ai senti tout l’irrespect que certains vieux, presque tous méritent. Une pensée ancienne, jusqu’alors tue, mais imminente, en moi se formulant : la vieillesse ignoble, débraillée, affaiblie, fardée, qui, simplement, achève de vivre de son ardeur fécale, la vieillesse de presque tous les vieux équivaut à la confession de leur jeunesse bête, au cours de laquelle ils n’eurent cure de chercher à leur vie des motifs sincères ; jeunesse où la sensualité ne connut ni fermeté ni franchise, jeunesse qui n’assuma pas les principes de totale liberté, jeunesse qui fit de sa propre beauté quelque chose d’occasionnel, immérité, ambigu et contradictoire. » (Éditions Gérard Leibovici, 1988).

Si, comme l’affirme quelque part le vieux Marx, « Der Mensch ist was er esst » —l’homme est ce qu’il mange—, reconnaissons que, sur ce terrain, notre époque est bien servie ! Au plan des nourritures terrestres, le tableau est certes appétissant : E.S.B., listeria, trafic de produits avariés, animaux d’abattage engraissés à la poudre d’os… L’inquiétude devient, paraît-il, générale, et le consommateur moyen, ce crétin sous-informé ou sur-informé, ne sait plus à quel morceau de barbaque se vouer ! On découvre avec une naïveté feinte, au chapitre des « problèmes de société », le problème de « l’insécurité alimentaire », que l’État serait parfaitement capable de gérer, en généralisant le « principe de précaution ». Optimisme de façade : existe-t-il quelqu’un de plus con qu’un énarque, imbu de ses préjugés de caste et de sa pseudo-supériorité de technicien du pouvoir ?
Mais qu’y-a-t-il derrière ce jargon filandreux, sinon une indigence de pensée assez rebutante ? Inutile de dénoncer les conséquences, si l’on ne remonte pas aux causes ! Quand un magistrat enquête pour « tromperie sur la qualité substantielle d’un produit » (Le Monde, 30/10/00), l’affaire ne relève pas d’un cas particulier, mais d’une loi générale. Au royaume du marché, le trafic de produits avariés, dénaturés, altérés, a valeur de norme. Au nom d’un sacro-saint principe pour lequel de multiples prêtres brûlent des tonnes d’encens : celui du profit. Tout va bien, au royaume du marché ! Même si, à ce rythme, seuls les riches pourront s’alimenter sans risque d’empoisonnement plus ou moins rapide. Et encore ! La qualité douteuse des nouvelles smart drugs, risque de limiter l’espérance de vie du californien vulgaire !

Il n’en reste pas moins, qu’à force de manger des cadavres, l’homme devient lui-même cadavre en sursis, s’il ne l’est pas déjà ! Beauté de ce meilleur des mondes où le nombre des morts en sursis ira forcément croissant !