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Ralph Rumney
Le Consul


 
    Ralph Rumney

 POURVU QUE ÇA DURE
 Sur le passage de quelques idées à travers le temps.

 
   

Ralph Rumney
Manosque, 12/13 novembre 1998.
Bureau des Inspections Banalytiques, 1999.

 

Le Consul

 

  

DÉFINITIONS

  • SITUATION CONSTRUITE: Moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l'organisation collective d'une ambiance unitaire et d'un jeu d'événements.

  • SITUATIONNISTE: Ce qui se rapporte à la théorie ou à l'activité pratique d'une construction de situations. Celui qui s'emploie à construire des situations. Membre de l'Internationale Situationniste.

  • SITUATIONNISME: Vocable privé de sens, abusivement forgé par dérivation du terme précédent. il n'y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d'interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes.

  • PSYCHOGÉOGRAPHIE : Étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus.

  • PSYCHOGÉOGRAPHIQUE : Relatif à la psychogéographie. Ce qui manifeste l'action directe du milieu géographique sur l'affectivité.

  • PSYCHOGÉOCRAPHE : Qui recherche et transmet les réalités psychogéographiques.

  • DÉRIVE : Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique de passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d'un exercice continu de cette expérience.

  • URBANISME UNITAIRE : Théorie de l'emploi d'ensemble des arts et techniques concourant à la construction intégrale d'un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement.

  • DÉTOURNEMENT : S'emploie par abréviation de la formule détournement d'éléments esthétiques préfabriqués. Intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu. Dans ce sens, il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens. Dans un sens plus primitif, le détournement à l'intérieur des sphères culturelles anciennes est une méthode de propagande qui témoigne de l'usure et de la perte d'importance de ces sphères.

  • CULTURE : Reflet et préfiguration, dans chaque moment historique, des possibilités d'organisation de la vie quotidienne ; complexe de l'esthétique, des sentiments et des moeurs, par lequel une collectivité réagit sur la vie qui lui est objectivement donnée par son économie. (Nous définissons seulement ce terme dans la perspective de la création des valeurs, et non dans celle de leur enseignement).

  • DÉCOMPOSITION : Processus par lequel les formes culturelles traditionnelles se sont détruites elles-mêmes, sous l'effet de l'apparition des moyens supérieurs de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles supérieures. On distingue entre une phase active de la décomposition, démolition effective des vieilles superstructures - qui cesse vers 1930 -, et une phase de répétition, qui domine depuis. Le retard dans le passage de la décomposition à des constructions nouvelles est lié au retard dans la liquidation révolutionnaire du capitalisme.

(Internationale Situationniste, n°1, 1958, page 13 et suivantes.)

1.1.
L'essentiel de l'I.S. est pour moi encapsulé par ces définitions. Dans LA VÉRITABLE SCISSION (je n'ai pas le texte exact en mémoire), Debord écrit que L'I.S. étant dissous, c'est à ceux qui viennent après de faire mieux. A Cosio, à la fondation, nous avions parlé du dépassement de l'art, et il me semble que ce qu'on voulait dépasser n'était pas exactement ce que j'entends par l'art. Car pour moi, l'art est une façon d'être. Par exemple, j'ai dit un jour à Manzoni : « Au lieu de copier Reggiani - qui était géométrique italien - tu dois vivre en artiste. Même ta merde doit être une oeuvre d'art ». Quelques années après, il l'a mise en boîte, et ça vaut très cher ; ça a été récupéré ! Et puis je prêchais déjà la psychogéographie à Londres, car la ville était à moitié détruite par des bombardements allemands. Ils ont eu la malheureuse idée de faire des autoroutes plutôt que de conserver sa structure de villages agglomérés, et j'ai pesté contre tout ça. Tout le monde croyait que j'étais fou.

1.2.
L'autre base des situationnistes, c'était peut-être que la culture est la vraie source des révolutions, ce qui implique que généralement, les artistes prennent leur travail moins au sérieux que ceux qui nous dirigent. A travers l'histoire, l'Église, les pouvoirs quelconques ont toujours eu et se sont tenus d'avoir un art officiel qu'ils pouvaient dominer, que l'on pourrait appeler artisme. Cela nous amène aux arts visuels, la pratique de fabrication d'objets visuels, et au fond, on a depuis toujours théorisé là-dessus. je trouve que tout ça est un peu futile. C'est toujours de la récupération, de la spectacularisation autour d'une chose qui est à la fois muette, paradoxalement très forte et personnelle. II faut essayer de faire des choses qui sont difficilement récupérables. Je trouve que les idées qui sont dans les publications de l'I.S. sont très claires et très nettes, et pourtant, les gens trouvent le moyen de les récupérer, de les spectaculariser et en fait, de les détourner ; on est impuissant contre ça.

1.3.
L'autre problème très grave, c'est que dès que vous entrez dans le marché de l'art, votre marchand vous demande de continuer à faire la même chose: de l'artisme. Un ignare voyant mes tableaux pourrait dire qu'il y a trois ou quatre artistes différents ; ça va être récupéré quand même, mais j'essaie de retarder ce processus.

1.4.
Vers 1954, j'avais écrit que quelqu'un possédant une télévision dans son appartement et les fresques de Giotto, ou le meilleur tableau du monde, regarderait plutôt la télé.

2.1.
Dans une de ses lettres à Martos, Guy Debord dit, ce qui a toujours été mon opinion aussi, que les idées de base des situs étaient la dérive, le détournement et la psychogéographie. Et je crois que les banalystes sont repartis de là avec des structures différentes. La France, à l'époque, était plus fliquée, plus censurée qu'aujourd'hui. C'était très très dur. Contrôlés, harcelés de partout par les flics, c'est difficile pour qui n'a pas vécu ça de comprendre l'atmosphère. Nous avons cru - je pense avec raison - qu'il fallait une structure très serrée, impénétrable et intransigeante, comme Breton avec le surréalisme. Tandis que maintenant, avec les structures ouvertes qui se créent, chacun peut dire ce qu'il veut sans qu'on ait forcément besoin d'être d'accord, ou d'exclure quelqu'un qui exprime une opinion un peu différente. Ça aussi, ça empêche l'infiltration, la manipulation, et c'est beaucoup plus actuel que des petites querelles qui risquent de devenir sectaires comme l'I.S. qui s'est transformé après sa dissolution - en culte avec ses petites chapelles. Guy a bien fait de le dissoudre, c'est clair : c'était son coup de maître, mais c'est resté un culte et ainsi, ça a fini dans les poubelles de l'historiographie.

2.2.
II faut évidemment qu'on ait une stratégie. Le cas de Debord est exemplaire dans tout ça. II avait ses stratégies, mais ça n'a pas empêché la récupération et le détournement de ses idées, et on ne peut rien contre ça, parce que dès qu'une idée sort de la tête sur du papier ou comme un tableau, de la musique ou autre chose, elle est immédiatement diluée, récupérée, détournée ou redétournée. Mais elle vit encore ! J'ai entendu à la B.B.C., l'autre jour, un porte-parole de Clinton parler d'une « société spectaculaire ». Même Marx a été détourné par Lénine, Trotsky et tutti quanti. Mais malgré le léninisme, le stalinisme et autres avatars du jacobinisme, qui furent certes des catastrophes historiques, les idées de Marx restent valables, même aujourd'hui.

2.3.
L'autre catastrophe c'est le libéralisme de Friedmann et de l'école de Chicago qui a été testé avec Pinochet au Chili, et puis qui est devenu mondial et qui est en train de se casser la gueule de façon très spectaculaire en ce moment, ce qui est la preuve de la futilité de cette sorte de nouveau libéralisme qu'on nous impose comme « liberté ».

3.1.
Moi j'entends « liberté » au sens de 1789. je crois que c'est plutôt ce que l'I.S. cherchait, et qui nous amène à mon idée du solipsisme de la démocratie individuelle. Chacun de nous est libre à l'intérieur de sa tête, même en prison ou soumis à toutes les contraintes possibles. On peut vous tuer ou vous soumettre à des électrochocs ou des psychotropes ou des choses comme ça, mais sinon, on reste libre et capable dans son for intérieur, car ce qui est subversif, c'est ce qui se passe dans sa tête.

3.2.
Très important, aussi le concept du constat. Nous constatons des choses, ce qui fait de nous en quelque sorte des vigiles de la société.

3.3.
Guy, je crois, a beaucoup trop politisé l'I.S. Finalement, il aurait fallu rester subversif sans la politiser, mais peut-être l'époque imposait ça. C'est là le péril des idéologies, parce qu'en ce moment, tel que moi je l'appréhende au moins, il faut pas d'idéologie, il faut chacun pour soi, et puis par l'Externet, créer des petits réseaux autour de soi qui se diffusent comme un virus à l'intérieur de la culture.

3.4.
Tel que je comprends Externet, c'est la puissance de ces petits réseaux interactifs. Chacun a les siens qu'on fait de temps en temps coïncider. Le principe d'édition en très petit nombre et très peu diffusé est percutant comme système. Par exemple, personne n'écoute France Culture, et pourtant, quand ils ont fait une série d'émissions sur les situationnistes, beaucoup de monde l'a copiée et rediffusée, et cetera. C'est très fort ce genre de micro-culture qui, si on fait quelque chose d'intéressant, s'insinue, en photocopie, ou en pirate, et c'est ainsi que j'interprète l'Extenet.

3.5.
Bertrand Russell disait : « II ya trois choses qu'on voit comme des dérivés de Platon : le nazisme, le communisme, et le système d'éducation privé en Angleterre... ». je ne vais pas raconter ma scolarité, mais les profs étaient vraiment des nazis platoniciens. Car les autorités, les Etats, les religions, les sectes, les cultes, qu'est-ce qu'ils essaient de contrôler ? La créativité et la sexualité des gens, et c'est très très prégnant parce qu'il y a des invasions de la vie privée : c'est l'invasion du solipsisme personnel.

3.6.
Il me paraît patent que les différentes sectes pro-situs sont devenues platoniciennes, et par conséquent, je dis qu'après sa dissolution, L'I.S., devenu situationnisme, a fini dans les poubelles de l'historiographie mais pas dans celles de l'histoire.

4.1.
Filliou a dit que « l'art est de rendre la vie plus intéressante que l'art ». je trouve ça très bien. J'aime aussi le mot de Dufrêne, « la fouture », et je crois qu'on y est déjà.

5.1.
Une chose qui me tracasse beaucoup, c'est que l'armée américaine a créé l'internet sans réaliser que c'était l'instrument le plus dangereux, le plus subversif possible, car c'est sans contrôle. Ils encodent des choses pour essayer de se protéger, mais les ordinateurs étaient inventés pendant la Deuxième Guerre Mondiale pour décrypter les codes, et ça reste parmi leurs fonctions essentielles. On voit souvent des hackers pénétrer les banques, le Pentagone, la C.I.A., n'importe quoi. Tout est ouvert, on a inventé des virus, et il y a ceux qui pensent que les prochaines grandes guerres passeront par la destruction de l'informatique de l'adversaire.

5.2.
Les gens qui gèrent tout ça ont l'air d'assez peu le comprendre ou de prendre conscience des possibilités. Les Brigades Rouges, ou Baader Meinhof, ou Carlos, c'est du pipeau, ça paraît trivial à côté du dommage que des révolutionnaires peuvent faire avec un investissement minime pour s'acheter un ordinateur et un modem, et d'ailleurs, ça tue personne. Si les gens sont vraiment compétents, c'est indétectable avant que le dommage soit fait. II résulte d'études assez récentes que tous les coups de fil du monde sont écoutés par des ordinateurs. Et c'est enregistré. C'est complètement loufoque. Ils stockent des quantités de choses et en fait, les écoutes beaucoup plus banales qui sont faites par des flics du coin directement sur des personnes qu'ils soupçonnent être des terroristes ou quelqu'un de dangereux, ça marche beaucoup mieux, c'est plus maniable. Les satellites écoutent, et puis si on parle de « subversion », ou de « révolution », ou de « terrorisme » ou quoi, je ne connais pas les mots-clés, ils l'enregistrent. Mais qui le traite ?

5.3.
Chaque jour, il y a des milliards de coups de fil. Je crois que les hackers expérimentés ont des moyens de s'infiltrer partout II semble qu'un hacker compétent peut le faire avec son ordinateur personnel. Bon, moi je connais pas la technique, je veux pas la savoir d'ailleurs. Je suis comme Woody Allen : il faudrait me fournir un enfant de douze ans avec l'ordinateur, parce que eux, ils savent tout faire. Mais je suis persuadé que la subversion future passera par là.

Manosque 12/13 novembre 1998.
   




  
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