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Pierre Carles & Stéphane Goxe



Corinne Maier
Non-travailleurs de tous les pays, unissez-vous

Pierre Carles, Christophe Coello, et Stéphane Goxe, sont les auteurs français du documentaire-culte Attention Travail Danger, ainsi que de Volem rien foutre al païs qui sort en 2007. Pierre Carles et Stéphane Goxe ont eu le temps de répondre aux questions de Corinne Maier, auteur (entre autres) du livre Bonjour Paresse (éditions Michalon), et ce pour le compte du magazine britannique The Idler. [Republié ici avec l'autorisation de l'auteur et du magazine]

Corinne Maier : Pierre Carles et Stéphane Goxe, vous êtes les auteurs (aux côtés de Christophe Coello) de deux documentaires " anti-travail " décapants. Tous deux posent cette question essentielle : faut-il perdre sa vie à la gagner ? Le premier film, Attention Danger Travail (2003), montre des chômeurs heureux et décidés à rester sans emploi ; le second, Volem rien foutre al païs (sortie en France prévue en 2007), propose des alternatives au travail qui permettent d’échapper à la malédiction du " métro-boulot-dodo ".
Qui êtes-vous ? Des agitateurs ? Des gauchistes ? Des citoyens ?

Pierre Carles : Va pour " agitateurs ", si l’on entend par " agiter " brasser des réflexions, bousculer des certitudes, secouer les poncifs, les clichés, les lieux communs ; bref, déranger les spectateurs, les amener à se poser des questions qu’ils ne se posaient pas — ou, du moins, pas en ces termes-là — et pourquoi pas les inciter — ça n’engage que moi — à remettre en cause l’ordre établi.

Mais je souhaite introduire une précision importante pour commencer : le premier film donne la parole à des " déserteurs du marché du travail " plutôt qu’à des " chômeurs heureux ". Il ne s’agit pas d’une coquetterie sémantique. Il nous a semblé qu’on avait d’abord et avant tout affaire à des individus ayant déserté le champ de bataille de la guerre économique, à des hommes et des femmes qui ne veulent plus gagner leur vie en la perdant dans des emplois dégradants ou peu gratifiants, plutôt qu’à des personnes épanouies par le chômage. C’est en fait leur expérience directe ou indirecte des slaves jobs qui les a dégoûtés du travail. Ils se retrouvent donc moins malheureux au chômage qu’au boulot.

Stéphane Goxe : Avant tout je me sens personnellement agité par un rapport critique au monde, d'où me vient peut-être ce goût assez prononcé pour le doute et la dissidence. À partir de là, faire œuvre critique par le biais du documentaire est aussi une forme non dissimulée de contestation de l'ordre établi.

CM : Dans les deux films, vous allez à rebours des idées toutes faites sur le travail et dénoncez le salariat précaire, les boulots de cons, l’exploitation généralisée des salariés. Pourriez-vous nous en dire plus ?

PC : C’est difficile de résumer les deux films en quelques lignes. Dans le deuxième, Volem rien foutre al païs, on entrevoit des gens qui se désolidarisent par différent biais et plutôt de manière collective ou semi-collective du capitalisme. À côté des salariés qui manifestent dans la rue leur colère ou leur ras-le bol de la loi de la jungle libérale, par exemple en faisant brûler les locaux du patronat, il y a ceux qui de manière peut-être moins spectaculaire, moins visible, plus discrète, se battent aussi contre le système en inventant ou réinventant des modes de vie alternatifs. Ceux-là, en règle générale, remettent en cause le dogme du productivisme, ne pratiquent pas la religion de la croissance, contestent le règne de la marchandise. Ce sont des hérétiques, au sens où ils refusent de célébrer le culte de la consommation, de se prosterner devant les temples de la marchandise. Même si aucun de ces groupes ou communautés n’a trouvé de solution généralisable à l’ensemble de la société, ils inventent à leur échelle d’autres manières de vivre que celle imposée par le salariat, la plupart du temps à la campagne où il est plus facile de vivre de manière autonome avec peu d’argent.

SG : Du point de vue cinématographique, la dénonciation théorique de la soumission au travail a été énoncée par ailleurs, et depuis longtemps, de manière très claire. Dans le débat public comme au cinéma, cette critique était assez présente dans les années soixante et soixante-dix, et a quasimment disparu avec l'arrivée du chômage de masse. Le questionnement proposé aujourd'hui par le cinéma dit " social " se borne souvent à constater la pénibilité des conditions de travail ou le caractère impitoyable du monde de l'entreprise. Bref, s'il se penche — et avec quelle compassion! — sur la souffrance au travail, ce cinéma interroge plus rarement une vie quotidienne soumise à la " nécessité " du travail, une existence enserrée dans le carcan du " travaille, consomme et meurs ". C'est cette critique radicale que nous avons essayé de mener à travers ces deux films.

CM : Quels sont les mouvements anti-travail français et étrangers (revues, associations, mouvements) avec lesquels vous dialoguez ?

SG : En cinq années d'investigations, nous avons rencontré tout un tas de gens animés par ce... " travail " critique, et ce en France, en Espagne, en Allemagne... Nous avons été plus spécialement en lien avec le groupe de Barcelone, Dinero Gratis.      

PC : Si l’on ne devait citer qu’une source d’inspiration, ce serait probablement L’An 01, la bande dessinée et le film de Gébé, le grand dessinateur utopiste que nous avons eu la chance de croiser peu de temps avant sa mort.

CM : Volem rien foutre al païs peut-être lu comme un véritable décalogue : tu travailleras le moins possible ; tu consommeras le moins possible ; tu mettras en place des moyens ingénieux et écologiques afin d’être indépendant vis-à-vis des multinationales ; tu voleras les grandes entreprises puisque elles nous volent ; tu réquisitionneras les logements inocupés ; tu seras solidaire avec ton prochain non-travailleur. Est-ce un programme politique ?

PC : Un " programme " sûrement pas. Tout dépend toutefois de ce que l’on entend par " politique ". Si l’on conçoit la politique comme une activité noble, non autoritaire, où rien n’est a priori considéré comme impossible ni inconcevable, et à condition que ces choix soient librement consentis, sans que personne dans la collectivité ne se sente lésé, pourquoi pas ? On ne peut pas nier que Attention danger travail et Volem… sont des films affirmant un point de vue politique. En même temps, tous les films sont politiques. Surtout ceux qui ne se déclarent pas comme tels et se prétendent apolitiques (comme les séries télévisées ou le journal télévisé). Il faut espérer que Volem…, tout en affichant son parti-pris politique, tout en ne dissimulant pas son point de vue engagé sur le monde social, ne participe pas d’un nouveau catéchisme. La tentation existe : la " décroissance " est un mouvement à la mode, leur concept de " simplicité volontaire " est séduisant d’un point de vue intellectuel, surtout pour ceux qui ne savent plus à quel saint se vouer, mais la productrice du film Annie Gonzalez et le monteur Roger Ikhlef ont été très attentifs à ce que le film ne véhicule pas un discours moralisateur ou angélique sur ces pratiques. Le film montre simplement qu’il existe d’autres mode de vie que celui que nous matraque en permanence la télévision, la publicité ou les grands médias. Il se démarque également d’un nouveau genre de documentaire : le film compassionnel. " Regardez donc comme souffrent ces ouvriers et ces employés licenciés par le patron de multinationale. Souffrons ensemble ". Tout en prenant acte de la réalité sociale, nous avons cherché à être plus rêveurs et peut-être plus subversifs en nous intéressant surtout aux utopies, mais sans verser pour autant dans le préchi-précha.

SG : Oui, c’est un programme politique, et nous comptons le vendre au mieux offrant... Bien, politique, le film l'est ouvertement, mais ce n'est pas à mon sens la fonction d'un film que d'être programmatique. D'ailleurs, ce film soulève plus de questions qu'il n'apporte de réponses. Pour certaines personnes, ce que vous appelez " décalogue " n'est ni plus ni moins qu'un programme... de vie, pour d'autres c'est une forme de lutte à la périphérie des logiques dominantes. Dans tous les cas, il s'agit de se réapproprier ses moyens d'existence, de retrouver au moins en partie la possibilité de disposer de sa vie. De telles visées ne me semblent pas solubles dans de quelconques préoccupations électorales ou citoyennistes.  

CM : Volem rien foutre al pais évoque par certains aspects certaines utopies communautaires des années 1970 ; votre film est-il une révolution (ou sens de retour à la même place) ou une reprise d’un même thème afin d’en faire autre chose ?

PC : Il reformule plutôt la question de la désertion du marché du travail. Si l’on n’est pas riche de naissance, que l’on n’est pas rentier et que l’on veut échapper au salariat ou au travail subi, il vaut mieux s’associer, s’entraider et œuvrer à plusieurs. C’est une évidence mais il n’est pas inutile de rappeler que " l’union fait la force ". Cela passe parfois par un mode de vie communautaire mais pas obligatoirement. On peut trouver du collectif et de la solidarité ailleurs que dans les rares communautés actuelles qui ne ressemblent d’ailleurs plus trop aux communautés soixante-huitardes. On n’a par exemple jamais entendu parler d’" amour libre ", de pratiques fusionnelles, de sexe multipartenaires, comme on les expérimentait dans les années 70. C’est devenu très sage de ce côté-là.

SG : Volem... n'invente rien à proprement parler, mais le contexte a profondément changé. Le film reformule dans des termes contemporains une  critique radicale de la société de travail et de la marchandise telle que menée par une partie des générations précédentes. Volem est moins dans l'affirmation catégorique et contient une tonalité sans nul doute plus sombre (qui sied si bien à cette époque) que les utopies fleuries brandies dans les années soixante-dix. On est moins dans l'idéologie qu'alors, ça c'est sûr. Il n'y a pas, je crois, chez les personnes filmées, de nostalgie de ces années-là, mais une nouvelle exploration de pistes déjà empruntées, comme l'aventure collective, aujourd'hui largement revisitée et qu'il conviendrait d'ailleurs de distinguer de l'expérience communautaire à tout crin. Disons aussi que la question de l'autonomie individuelle et collective, qui pouvait n'être qu'une simple option d'organisation sociale il y a trente ou quarante ans, apparaît aujourd'hui à certains comme la seule issue. " Nous n'avons plus le choix ", s'exclame l'un des personnages filmés, " c'est la marchandise... ou la vie! "   

CM : Comment vos films ont-ils été (et sont-ils) financés et distribués ?

SG : Jusqu'à présent, ces films ont existé sans aides institutionnelles ni aides de la télévision, et malgré tout ont pu être visibles dans des salles de cinéma, générant ainsi leurs propres ressources (et oui, nous aussi on est dans le marché...). Avec Volem, on a pour la première fois bénéficié d'une aide du Centre National de la Cinématographie, en touchant l'avance sur recettes. Nous avons également disposé de quelques aides publiques. Il ne manquera pas de volontaires zélés pour juger si cet argent nous a conduit à modérer le propos, à rendre le film socialement acceptable...  

PC : J’ajoute que le réseau de salles indépendantes françaises, unique au monde par sa densité, permet la sortie commerciale sur presque l’ensemble du territoire de documentaires inédits ou interdits de diffusion sur le petit écran comme les quatre films que j’ai réalisés depuis 1998 et qui ont été plutôt des succès au cinéma. Ils ont réalisé en moyenne 90 000 entrées, un chiffre plus qu’honorable pour des films documentaires.

CM : Pour vous, à quoi sert le cinéma documentaire ?

SG : À questionner le réel. Il ne sert pas qu'à cela, mais nous l'envisageons personnellement comme une manière d'interroger le réel tel qu'on nous le donne à voir, ou tel qu'on le voit soi-même. Et par là-même il sert à remettre en cause nos conditions d'existence. Il devrait peut-être servir aussi à proposer formellement de nouvelles manières de représenter le monde. C'est aussi un acte critique qui a fondamentalement à voir avec la colère, le désespoir, le rire...

CM : Comment faire pour changer la société ? Le recours éventuel à la violence est-il légitime ?

SG : La question se pose, c'est sûr, mais à mon avis ce n'est pas ici et comme ça que je veux ou peux y répondre.

PC : Je n’ai pas de légitimité pour répondre à ces questions. Mais à l’évidence la question se pose. À l’intérieur de certains groupes filmés dans Volem…, des gens s’interrogent. Cette question est aussi soulevée dans l’un de mes derniers films Ni vieux, ni traîtres (coréalisé avec Georges Minangoy), notamment par des proches du groupe Action directe qui ont voulu changer le monde les armes à la main. Sans succès.

CM : Parlez-nous de vos autres films ; Pierre Carles est, entre autres, l’auteur de deux films très critiques sur les médias, Pas vu pas pris, et Enfin pris ?. Pourriez-vous en dire deux mots ? Et sur vous-même, Stéphane Goxe ?

PC : Dans Pas vu pas pris (1998) et Enfin pris ? (2002), il est question de la censure fine ou grossière à l’œuvre dans les grands médias français. Ce sont des films qui ont été boycottés par la télévision française, raison pour laquelle ils battent des records de diffusion pirate sur internet. Mais il n’est pas interdit de les acheter aussi en Dvd pour soutenir nos productions indépendantes! Ce sont les recettes de Pas vu pas pris qui ont permis la production du seul portrait réalisé de son vivant du sociologue Pierre Bourdieu. Quant à Attention danger travail, il a été fabriqué, entre autre, grâce à une souscription lancée pour sortir une version vidéo courte du film donnant un avant-goût de ce dernier.

SG : J’ai fait des films qui ont à voir avec des expériences de résistance populaire, notamment en Amérique du Sud (Mari Chi Weu, sur la lutte des indiens Mapuches au Chili, Tu n'es pas mort avec toi, où comment les enfants des victimes de la dictature se battent contre l'impunité en Argentine). Mais ce sont aussi des films qui essayent de bousculer la vision, généralement imposée par les médias, que l'on a en Europe de la situation dans ces pays ; des films qui, en refusant toute place à l'exotisme, tentent de mettre en rapport des mécanismes de répression et de domination qui sont à l'oeuvre des deux côtés de l'océan (c’est le cas dans Chili, dans l'ombre du jaguar).   

CM : Quels sont vos projets ?

PC : Je viens de finir un documentaire sur le Professeur Choron, le fondateur de Hara Kiri et Charlie Hebdo, coréalisé avec le dessinateur Martin. Choron et sa bande de dessinateurs ont joué un rôle similaire à celui des Monty Python en Grande Bretagne. Un an et demi après sa mort, nous voulons lui rendre justice alors que certains humoristes, qui lui doivent tout ou presque, occultent l’importance de son œuvre. Avec ma productrice Annie Gonzalez, nous avons deux autres projets de films : un premier autour de " la fin du monde " ; un autre sur la manière dont les médias privés vénézueliens ont essayé de faire tomber le président élu Hugo Chavez, en cherchant à savoir si pareille tentative de coup d’état médiatique pourrait survenir en Europe. Enfin j’ai aussi, avec ma femme, un " vieux " projet auquel on s’attaquera un jour : un film sur le chanteur français Nino Ferrer.

SG : Dans l'immédiat, j’ai un chantier sur la forme courte, façon ciné-tract. Plus tard, on verra, mais je dois dire que je trouve assez fascinant les efforts, parfois pathétiques et désespérés, produits par le " système " pour susciter de l'adhésion à certaines de ses valeurs de plus en plus contestées ou délaissées. Que peut-on encore gober, jusqu'où ira le grand écart entre la réalité ses représentations ? Il s'agirait de porter un regard sur la part grotesque de la barbarie ; ça peut faire un film à la fois absurde et effrayant.



 
 

  
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