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Pierre Carles
documentariste bredouillant — mais malin.
    


 

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INTERVIEW DE PIERRE CARLES

« PARFOIS, IL FAUT MORDRE LA MAIN DE CELUI QUI TE NOURRIT ».

Charlie Hebdo, Mercredi 13 mai 1998.
Propos recueillis par Olivier Cyran.

n lançant un appel pour financer la sortie au cinéma de Pas vu pas pris, Pierre Carles a suscité un formidable espoir au sein de sa profession : que cet enragé quitte le pays en emportant la caisse, le film et sa maniaquerie déstabilisante dans quelque lointaine Baléare. Un espoir amplement justifié par le succès de la collecte, qui atteint ce jour 400 000 F. Cette somme, astronomique pour qui gagne sa vie à réaliser des films impassables, donne la mesure de la consternation qui frappe aujourd'hui ses collègues et censeurs. D'ores et déjà, en effet, il est acquis que le répugnant pamphlet de Pierre Carles sortira en salles aux alentours de septembre. Dans des conditions modestes si la collecte en reste là. Dans des largeurs confortables si elle atteint 600 000 F. Hélas, les chances pour que cet objectif ne soit pas atteint sont faibles.
À cette mauvaise nouvelle, dont la responsabilité incombe aux 1600 adhérents regroupés dans l'association de malfaiteurs « Pour voir pas vu », il faut en rajouter une autre, préoccupante surtout pour les invités du Festival de Cannes : Pas vu pas pris viendra souiller demain les abords de la Croisette, à l'occasion d'une « première » qui ternira durablement la magie du Festival (1). Ne donnez pas à manger à Pierre Carles, il serait foutu de vous mordre.

 CHARLIE HEBDO : Que ferais-tu si on t'invitait à un débat télévisé ?

 PIERRE CARLES : J'ai récemment filmé une conférence de Serge Halimi, où celui-ci détaille les raisons pour lesquelles il ne faut pas aller discuter avec es gens qui ont un accès illimité aux médias. Il explique ça très bien, parce qu'il a le temps d'argumenter. Un temps dont on ne dispose jamais, justement, dans les débats télévisés... La télévision est fondamentalement un outil de propagande au service du discours dominant. On peut certes l'utiliser contre elle-même. Mais dès que tu refuses de te plier aux règles non écrites de la télé — le maquillage, une certaine façon de parler, de jouer la comédie, de te prêter au spectacle — tu n'as aucune chance d'être réinvité.

 Sauf qu'en n' y allant pas on se prive de la possibilité d'être entendu par un large public. Il fut un temps où tu as toi-même décidé d'y travailler...

 La télévision est un endroit où les gens peuvent tomber par hasard sur quelque chose qu'ils n'ont pas choisi initialement. C'est ça qui m'intéressait. À une époque, j'avais réussi à m'introduire sur le plateau de Dechavanne, à « Ciel, mon mardi ! ». J'avais inventé un dispositif très simple : un magnétoscope, que je manipulais moi-même sur le plateau, pour passer des extraits d'émission que je commentais en direct. Le principe consistait à se foutre gentiment de la gueule des animateurs concurrents. Mais mon intention, à plus long terme, était surtout de balancer un document explosif à la gueule de Dechavanne lui-même. Hélas, on ne m'en a pas laissé le temps : je me suis fait virer après la deuxième édition. Jean Bertolino n'a pas supporté que je me moque de « 52 à la Une ». Du coup, c'est Sophie Favier qui m'a remplacé... [Il se marre.]
Mais je regrette de ne pas avoir réussi à saboter l'émission.

 C'est encore possible, de subvertir la télé ?

 Oui. Mais il est très difficile de cacher ses intentions quand on arrive sur une chaîne. Et plus difficile encore de les garder par la suite. La télévision est pleine de Duhamel en puissance, comme Field ou Schneidermann, qui commencent leur carrière en tenant un discours iconoclaste. Une fois imposée leur image de novateurs, ils deviennent des personnalités publiques, avec un « capital image » et un capital financier qui leur permettent d'engranger des tas de profits annexes. Les intentions subversives se perdent en route.

 Tu n'as jamais succombé à cette tentation ?

 Je ne suis pas resté assez longtemps pour y prendre goût... Un peu de lucidité aidant, j'ai assez vite mesuré les limites du système.
Tiens, un exemple : « Nulle part ailleurs ». Puisque cette émission prétendait montrer des choses que l'on ne voyait pas ailleurs, j'ai pris de Caunes au mot en lui proposant de renouveler mon dispositif. L'idée, cette fois-ci, était de passer des extraits d'émissions sur mon magnétoscope et d'expliquer aux téléspectateurs comment il fallait s'y prendre pour saboter un plateau. Amusé, de Caunes m'a commandé un « pilote ». Mais quand il a vu le résultat — Toubon se faisant bombarder d'œufs à la Fête de la musique, Thierry Roland chahuté à Furiani, des dupleix derrière lesquels les badauds faisaient des bras d'honneur... —, il ne rigolait plus du tout. Les gens de Canal ont eu la trouille que les téléspectateurs suivent mes conseils et viennent s'occuper d'eux.
La seule manière d'être subversif, c'est de retourner contre la télé sa propre manière de fonctionner. Dans Pas vu à la télé, les journalistes-présentateurs se voient infliger les procédés auxquels ils ont eux-mêmes recours le reste du temps. Et ça, ils ne le supportent pas.

 Ce qui est réjouissant, c'est la facilité avec laquelle les « grands professionnels » se laissent piéger.

 Oui, mais attention : la télé récupère tout. L'exemple parfait, c'est le sujet que j'ai réalisé en1995 sur la fausse interview de Castro par PPDA. Comme aucune chaîne, au début, ne voulait diffuser mon enquête, je me figurais qu'elle était très dérangeante. Et puis tu réfléchis et tu te dis : que PPDA ait bidonné une interview, est-ce que ça ne laisse pas entendre que les interviews non bidonnées sont vraies ? Or les « vraies » interviews d'hommes politiques sont tout aussi bidonnées que les fausses, mais pour des raisons différentes — connivence, proximité sociologique... Je sais qu'en ayant réalisé ce sujet j'ai quelque part servi les intérêts du système. D'ailleurs, PPDA est toujours là.

 Cette affaire lui a quand même bien pourri sa réputation.

 Peu importe. Plein de gens savent que PPDA est un escroc, mais ils s'imaginent que les autres animateurs sont des gens honnêtes. Ce n'est rien qu'une autorégulation du système. Pas vu pas pris connaît le même problème. Si les types de Canal avaient été malins, ils m'auraient acheté le film, histoire de peaufiner leur image de chaîne impertinente. Ils auraient gagné sur tous les tableaux. Seulement voilà, ils ne peuvent pas blairer les types ingérables de mon genre. Ils savent que, même s'ils m'achetaient mon film, ils ne parviendraient pas à me contrôler. Il faut parfois mordre la main de celui qui te nourrit, voilà ma devise. Surtout quand celui qui te nourrit est un homme de télé !

 À t'entendre, on se dit que tu ferais mieux de changer ta caméra contre un cocktail Molotov.

 Pourquoi pas ? Peut-être suis-je trop lâche pour ça... Mais je pense en effet qu'il n'y a rien à sauver de la télé. Si elle n'était qu'un pur objet de divertissement, je m'en foutrais. Mais elle se donne pour vocation d'occuper l'espace du débat public. C'est en cela qu'elle est dangereuse.

 Même quand le « Vrai Journal » de Karl Zéro sort des enquêtes bien fichues sur le FN ?

 Je pense que le FN, bien souvent, permet aux gens qui le dénoncent de se conforter dans l'idée qu'ils sont des mecs bien. Je ne suis pas sûr que de la part d'un journaliste il faille un grand courage pour attaquer le FN. Si le Front était au pouvoir, là, oui, ce serait courageux.

 Il n'est pas au pouvoir, mais il s'en rapproche. Et puis, il vaut quand même mieux s'attaquer au Front que lui servir la soupe, comme la télé le fait si volontiers...

 D'accord. Mais ce que je trouverais beaucoup plus pertinent, c'est de montrer en quoi la vision du monde qu'a le FN est en train de devenir dominante. Bourdieu analyse bien comment l'opposition entre immigrés et non-immigrés s'est substituée, même dans l'esprit de certains journalistes de gauche, à l'opposition entre riches et pauvres. Notamment à propos des « problèmes de banlieue ». C'est pourquoi je pense qu'il faut aller bien plus loin que la dénonciation du FN. Le fait que des gens en dominent d'autres pour amasser des richesses, par exemple, et que ce soit considéré comme une valeur positive... On est dans une société de merde, avec des types qui veulent notre peau ! Et là, ce n'est plus une question de FN ou pas FN. Prends Strauss-Kahn : un mec qui fait le jeu du néolibéralisme sous couvert d'une politique de gauche. C'est un ennemi non déclaré, il est donc doublement dangereux. Un travail journalistique sérieux consisterait à rendre visibles les ennemis non déclarés, au lieu d'enfoncer les portes ouvertes comme le fait l'équipe de Karl Zéro.

 Tu oublies que ces portes-là ne sont pas ouvertes pour tout le monde.

 La violence molle qui nous amène à trouver normal que des gens survivent dans des conditions dégueulasses n'est évidemment pas aussi spectaculaire qu'un défilé de néonazis. Mais pour moi, elle a les mêmes effets. Un type qui se retrouve dans la dèche totale, sans rien pour se loger, subit une violence aussi intolérable que l'ami-fasciste qui se fait cogner par un militant du FN. Mais dans le premier cas, il s'agit d'une violence admise. C'est toute la différence.

 Ton travail contre les médias doit te paraître bien dérisoire, alors...

 C'est en effet la limite de mon boulot : je m'attaque à des épiphénomènes. La seule manière d'y échapper, c'est d'être toujours un peu là où l'on ne m'attend pas. Après Pas vu pas pris, on va me commander des Pas vu pas pris II, le retour... Mais c'est fini. Maintenant, je voudrais tourner un reportage sur les chômeurs qui revendiquent le droit de ne pas travailler. Je voudrais les montrer non comme des hurluberlus, mais comme des gens raisonnables. Revendiquer le droit de choisir sa vie, de s'épanouir et même de glander : c'est peut être ça, aujourd'hui, qui est vraiment subversif.

 Qu'espères-tu de la sortie en salles de Pas vu pas pris ?

 J'espère que des gens vont se dire : moi aussi, je peux emmerder les puissants. Ma démarche est à la portée de tout le monde. Certes, j'avais un pied chez les professionnels, et je possède un petit savoir-faire que l'on ne me piquera pas. Mais il y a des tas de gens qui travaillent dans des milieux dominants et qui peuvent ruer dans les brancards, raconter ce qui se passe, déstabiliser la hiérarchie. Le film peut les y encourager. L'important, c'est de faire ça en se marrant, en y prenant un vrai plaisir, identique à celui que j'ai pris moi-même.

PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER CYRAN

1. Dans le cadre d'un « off » organisé par des cinéastes et exploitants indépendants. Jeudi 13 mai à 11 heures au Studio 13 (23, av. du Docteur-Picaud) et à 20 heures au cinéma Les Arcades (77, rue Félix-Faure).



   
 

  
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