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Pierre Carles
documentariste bredouillant — mais malin.
    


 
 

À PROPOS DU DOCUMENTAIRE « DANGER TRAVAIL »
par Fred Alpi
[musicien, voir son site http://www.fredalpi.com], in Barricata (magazine anticapitaliste et antifasciste radical, http://contre.propagande.org )

 

 

eux-tu te présenter en quelques mots ? Ce que tu fais, ce que tu as fait auparavant ?

Je réalise des films documentaires, tout simplement.

Qu'est-ce qui a déclenché ton envie de réaliser ton premier documentaire (Pas Vu Pas Pris) sur le traitement de l'information à la télévision ?

J’ai travaillé pour la télévision il y a quelques années, et j’ai eu envie de raconter ce que j’y avais vu et compris, même si je savais que cela risquait de m'exclure de ce milieu. Il ne s'agissait pas pour autant d'une position particulièrement courageuse ni d'un sacrifice de ma part. Je faisais cela avant tout par plaisir. Avec, à l'arrivée, le plaisir de voir des salles de cinéma pleines que ce soit pour Pas vu pas pris, pour La Sociologie est un sport de combat ou pour Enfin pris ?

As-tu lu le bouquin de François Ruffin (Auteur du livre « Les petits soldats du journalisme », NDLR) ? Penses-tu avoir une démarche similaire ?

Ce qui nous réunit, c’est d’être tous les deux des traîtres, lui dans son école de journalisme, moi dans l’univers de la télévision française. Bourdieu parle d’ailleurs dans Enfin Pris ? de l’intérêt d’avoir des gens qui trahissent leur univers, parce que ce qu’ils racontent a parfois plus de poids que si c’est raconté par des observateurs extérieurs. De ce point de vue-là, on a un peu le même parcours.

Tout ce que tu dénonces dans la série des films consacrés à la télévision est connu des journalistes. Est-ce par peur de perdre leur emploi qu'ils se taisent, ou parce qu'ils considèrent que ça fait partie du fonctionnement normal de la télévision, et ne se posent même plus de questions éthiques ?

Tout ça n’est pas forcément connu des journalistes. Comme, par exemple, les mécanismes de censure modernes qui passent par des dispositifs en apparence démocratiques tels que le faux pluralisme et les simulacres de débats démocratiques qu’on voit à la télévision. On multiplie les faux débats d’idées avec un type défendant un point de vue dissident noyé au milieu de cinq invités permanents du petit écran, qui racontent exactement ce que la télévision et le pouvoir attendent d’eux. De ces choses-là, les journalistes de base n'en ont pas forcément conscience. Pour eux le pluralisme, dans le meilleur des cas, c’est de donner le même temps de parole aux uns et aux autres, quelles que soient les analyses en présence. Quand tu leur expliques que c’est plus compliqué que ça, qu’il y a des gens dont les points de vue sont non orthodoxes, minoritaires, marginaux, d’autres dont le point de vue est hégémonique, et que l’égalité voudrait que l'on soit inégalitaire, tu leur apprends quelque chose, parce que ça va absolument à l’encontre de la conception qu’ils ont - et que l'on a dans notre société - du débat d’idées. Or il faut tenir compte de la nature des discours qui s’opposent. Sont-il dominants ou pas ? Il n’y a pas une grande conscience de ces choses-là notamment dans l’univers de la télévision. Crois-tu que les journalistes ont conscience de faire de la propagande pro-Bush lorsqu'ils utilisent par exemple le terme « sécuriser » à propos de la guerre en Irak ? Ils ne le font pas sciemment, ils reprennent par commodité ou paresse les mots de l’armée américaine, sans même en avoir conscience. Ils n'ont pas arrêté de parler des militaires américains ou britanniques qui auraient soi-disant « sécurisé » des zones, alors que l'on sait que les Irakiens vivent actuellement dans une incroyable insécurité. La plupart des journalistes ne se rendent même pas compte qu’il s’agit d’un terme de propagande et qu'ils nous désinforment.

À qui veux-tu t'adresser au départ, et qui est ton public finalement ?

Je ne cherchais pas à m’adresser à quelqu’un en particulier. Quand on fait ça, on court le risque d’être démago, de caresser le public dans le sens du poil. Je me contente de rendre visibles certaines choses qui ne le sont pas et qui peuvent nous paraîtrent insupportables, mais ce n’est pas à moi de dire ensuite ce qu’il faut dire ou encore moins ce qu'il faut faire.

As-tu eu de bonnes surprises ? Des mauvaises ?

Les bonnes surprises, c’est quand quelqu’un s’empare de ce que tu as fait et le transforme en quelque chose d’original. C’est quand un spectateur fabrique une réflexion originale à partir de ce que tu as pu proposer. Par exemple, je suis allé présenter Danger Travail dans un lycée français aux États-Unis, avec plutôt des fils de bourges, et une gamine de 13/14 ans a dit, après avoir vu le film, « c’est l’école qui fabrique ça ». Cette réflexion n’est pas dans Danger travail, mais de voir que le film l’avait amenée à se faire toute seule cette réflexion, c’est un vrai cadeau pour un réalisateur. D'avoir affaire à un public actif, qui n’est pas là pour recevoir ce que tu balances de façon passive, mais qui se nourrit de ce que tu lui livres. Quand tu as affaire à des moutons, qui adhèrent sans aucun esprit critique, c’est aussi inquiétant que des gens qui rejettent en bloc.

Dans le documentaire Danger Travail, tu as réuni avec les autres réalisateurs des documents issus d'époques différentes. Dans quelle mesure le rapport au travail a-t-il changé depuis 30 ans ?

Ce qui a changé, c’est qu’il y a une époque où l’on faisait des films dans lesquels on se posait la question de savoir comment s’épanouir dans son activité professionnelle, comme par exemple L’an 01 de Gébé, ou Themroc de Claude Faraldo. C’était un certain cinéma des années 70, où ces questions traversaient les films, puis ça a disparu. Dans les films plus récents, on te disait en gros : « soyez content d’avoir du boulot, ne nous emmerdez avec la qualité ou la nature du boulot qu’on vous propose ». Ça a commencé à partir de la crise de 1974 et du début du chômage de masse. Avant ça, ce n’était pas considéré comme débile de se poser des questions sur la qualité des emplois proposés. On ne te regardait pas comme un fou furieux si tu disais que tu voulais te réaliser ou t'épanouir dans ton activité professionnelle. Aujourd’hui, et depuis 30 ans, tu passes quasiment pour un dingue si tu revendiques cela. Ce genre de questions avait disparu dans le cinéma français, à de rares exceptions près, ça a tendance à réapparaître en ce moment. Ça sera encore plus visible dans Attention Danger Travail, la version longue qui devrait sortir fin Août / début Septembre 2003 dans les salles de cinéma. Le boulot, la plupart du temps, on y perd sa vie à la gagner, regarde le passage consacré à Dominos Pizza où l’on matraque la culture d’entreprise, ces jobs de télé-opérateurs qu’on propose aux jeunes, où on a l’impression d’avoir affaire à des poulets en batterie quand on les voit travailler. Et à côté de ça, il y a toujours du vieux travail à la chaîne, comme chez Michelin ou Peugeot à Sochaux, où les gens travaillent dans des conditions épouvantables. L’espérance de vie des gars qui font les trois huit n’est que de quelques années après la retraite. Ils n’auront pas profité de leurs 40 années de labeur. Le discours dominant actuel tend à présenter ce type de travail comme en voie de disparition, or ça s’est simplement déplacé. Dans le secteur tertiaire ou le secteur des services par exemple, où les gens se retrouvent dans des conditions de travail horribles, comme les caissières, les employés de chez Mac Do, les télé-opérateurs du télémarketing. Et ça, c’est peu visible, ce n’est pas la représentation du boulot telle qu’on la voit dans les médias. Avec Stéphane Goxe et Christophe Coello, on a essayé de rendre visible ce déplacement, c’est-à-dire de montrer celles et ceux qui souffrent dans des endroits où on ne s’y attend pas. Quant à ces gens qui disent qu’ils refusent de travailler, ceux-là tu ne les voies pas du tout dans les médias. Le discours qui affirme « On préfère vivre pauvrement plutôt que de bousiller notre vie en travaillant », tu ne l’entends jamais. Ils donnent le mauvais exemple, des déserteurs au sens militaire du terme, des déserteurs du STO (Service du Travail Obligatoire). Le film a failli s’appeler comme ça d’ailleurs. On a voulu montrer que même si ces gens sont très minoritaires, ils ont peut-être de bonnes raisons d’avoir cette attitude quand on voit le type de boulots proposés aujourd’hui.

Ta position est-elle celle d'un observateur, ou te considères-tu comme un artiste engagé dans la mesure où tu mets ton intelligence et ta créativité au service d'idées philosophiques, sociales ou politiques ?

J’essaie de faire en sorte que mes films ne soient pas des films moralisateurs. Rien ne m’énerve plus que ces films qui te prennent par la main pour te dire ce qu’il faut penser, qui tentent de te faire rentrer dans la tête le bon discours militant ou engagé. Je milite plutôt pour que les gens s’emparent des documents, des réflexions, et qu’ils fabriquent leur propre pensée. Ce qui m’importe, c’est qu’il y ait une activité du spectateur, plutôt qu’une passivité comme devant la télévision ou parfois dans certains films militants, et une autonomie, quitte à ce que celui qui regarde un film soit dérouté et pas forcément conforté dans ce qu'il pense déjà. J’ai une connaissance de certains milieux, comme celui de la télévision, qu’on n’est pas très nombreux à avoir, et je fais partager mon savoir. J'estime avoir une certaine autorité, parce que je connais bien le sujet, pour pouvoir en parler sans dire trop de conneries. Même chose sur le travail. Dans le documentaire sur Dominos Pizza, qui date de 1994, où l'on voit les différentes formes que peut prendre la domination, j’ai utilisé de façon sauvage les analyses de Bourdieu. Je bossais à l’époque pour l’émission Strip-Tease où j'essayais de filmer, dans ce cadre-là, des situations d'aliénation au travail. Je me suis donc un peu penché à l’époque sur les questions de domination, c’est pour ça que j’ai une certaine légitimité pour parler de cela. C’est ce qui me différencie d’un journaliste qui fait un sujet là-dessus, en n’ayant qu’une connaissance très superficielle du sujet, voire aucune, et qui fait croire qu’il est très compétent. Sans compter le faire de travailler avec des gens complémentaires de moi comme Stéphane Goxe, Christophe Coello ou encore Annie Gonzalez, ma productrice.

Es-tu un sociologue vidéaste ?

Non, je suis juste un réalisateur de documentaires, on en revient toujours là ! Je ne trouve pas de meilleurs mots. Observateur, mais soucieux de ne pas vouloir imposer un point de vue. Dans « Pas Vu Pas Pris », le spectateur était mis sur des rails car il s'agissait encore d'un objet de télévision, mais dans mes films suivants, on a, je crois, plus de liberté, on peut fabriquer son propre parcours dans le film. Cette liberté du spectateur est quelque chose d’important, je ne veux pas lui asséner un discours. C’est pour ça que mes films sont un peu déroutants, avec différents niveaux de sérieux et de burlesque.

Tu es un des fondateurs de PLPL (Pour Lire Pas Lu), qui a lui plutôt une démarche très caricaturale.

C’est différent, mais j’assume tout à fait ma participation à PLPL. L’idée était de créer un journal de critique radicale des médias, ce qui n’existait pas en France au moment de la création du journal en juin 2000, donc de combler un vide. On peut lui reprocher son parti pris pamphlétaire, son ton péremptoire et son manque de réflexivité ou d'humour vis à vis de soi-même, mais il a au moins le mérite d’exister. Son existence est salutaire dans la mesure où il propose une alternative à la propagande néo-libérale et à la fausse critique des médias des « grands » journaux. Comme c’est un fanzine qui n'occupe pas une position hégémonique, son ton violent et parfois sans nuances ne me dérange pas. Maintenant, même si PLPL fait directement référence à PVPV (Pour Voir Pas Vu), l'association créée en 1998 pour permettre la sortie en salle de cinéma de Pas vu pas pris, mon travail de documentariste n’est pas tout à fait du même ordre. On partage les mêmes positions sur tout un tas de sujet mais j'ai de plus en plus envie, en tant que réalisateur, de permettre au spectateur d'éveiller son esprit critique sans lui asséner quoi que ce soit.

La sociologie est un sport de combat d'après Bourdieu, le journalisme documentaire l'est-il aussi ?

Oui, tu dois te battre contre la censure économique, le système ne va pas te donner du fric pour le combattre. Donc la condition première c'est d'acquérir une indépendance économique. Il faudrait n'avoir à demander la permission à personne pour faire des films, et surtout pas aux gens de télé. Après, il faut aussi se battre contre les attentes présupposées du public, sous peine de tomber dans la démagogie. Il y a un proverbe qui dit « gardez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge ». Je suis un peu dans cette situation : certains tiennent à tout prix à me coller une étiquette, à me percevoir comme le réalisateur anti-télé, alors que ce n’est pas mon activité unique, ou bien me mettre dans la case « cinéaste militant ou engagé ». Je pense qu’on est d’autant plus subversif qu’on n’est pas dans la case qu'on cherche à nous assigner, qui peut se transformer en tiroir ou un cercueil. Il faut essayer d'être là où l'on ne t’attend pas. Le système est très fort pour digérer les gens en les casant à des endroits où ils finiront pas devenir inoffensifs. Souviens-toi du leader du Parti Communiste Georges Marchais. Et José Bové risque de le devenir lui aussi le nouveau clown de service en allant aussi souvent dans les médias sans cracher dans la soupe. Il ne faut pas hésiter à cracher dans la soupe sous peine d'avoir à boire celle-ci et se retrouver, dans son cas, transformé en gaulois râleur anti-OGM, le rôle taillé sur mesure par les médias. Le sport de combat, c'est aussi de lutter contre ça. Mais en disant cela, je me trouve un peu donneur de leçons.

Quand on donne des coups, on en reçoit généralement aussi. A-t-on tenté de te faire taire d'une façon ou d'une autre ?

La principale pression, c’est la pression économique. On te file pas de fric pour faire tes films, donc tes films n’existeront pas. J’ai réussi à me démerder à faire ces films quand même, même si le système télévisuel n’en veut pas. Du moins, pour l'instant. On vit dans une économie de marché, et le système capitaliste, lui, s’accommode de tout. S’il peut faire de l’argent avec Bowling for Colombine, il le fera. Une autre forme de censure, c’est de faire bosser les gens à toute vitesse, pour qu'ils ne coûtent pas cher et n'aient pas le temps de trop réfléchir. Résultat : ils ne pourront faire autrement que de reproduire des clichés, des idées reçues. Moi, je peux pour l'instant rester deux ans sur un projet, prendre le temps de réfléchir, ne pas être obligé de rendre un boulot vite, comme c’est le cas pour ceux qui travaillent pour la télévision. C’est ce qui différencie une démarche artisanale d'une démarche industrielle. C’est pour ça que je me bats aussi, pour pouvoir travailler dans des conditions artisanales, pour que le travail conserve toujours un aspect ludique et épanouissant de ce point de vue-là. Tout ça, c’est au départ un problème économique, il faut créer ta niche pour pouvoir fonctionner comme ça. Mes cassettes ne sont pas vendues par la FNAC, les films ne sont pas achetés par la télé. Comme la Fnac, Virgin ou la télé sont en situation de monopole pour les documentaires, il faut contourner ça pour trouver les moyens de travailler, vendre les cassettes à la sortie des projections-débats, passer le réseau des libraires et des cinémas indépendants. Le fric qu'on gagne ainsi, on le remet dans la production suivante, sachant qu’un film c’est quelque chose qui coûte assez cher. Ce qui est cher surtout, c’est le temps que tu vas y consacrer. Les mois et les années « perdues » pour avoir le privilège de pouvoir revenir sur certains de tes a priori, de tes préjugés. Le combat n’est pas forcément là où tu l’attends. Le système est suffisamment fort pour ne rien avoir à censurer à priori, c’est la censure économique qui est la plus efficace. Il ne viendrait à l’idée d’aucun producteur ou diffuseur de commander un film-enquête sur les grands patrons par exemple ou sur Nicolas Sarkozy. Il faut donc trouver du fric pour assurer l’indépendance éditoriale, l'indépendance d'esprit et ce qui devrait logiquement en découler : l'indépendance artistique.

Tes prochains projets ?

Il y en a plusieurs, d’abord la version longue de Danger Travail, co-réalisé avec Stéphane Goxe et Christophe Coello. On est avec eux également en train de tourner Volem rien foutre al païs, qui sera une sorte de second volet consacré au refus du travail. Autant dans Danger Travail on a simplement dressé un constat - il y a des gens qui fuient les boulots de merde payés des miettes - on s'est plutôt intéressé à des ruses individuelles, autant là on sera dans une dimension plus collective et utopique : que font - notamment collectivement - ces déserteurs du marché du travail ? Il y a également, pour 2004, le projet d'une version longue de La Sociologie est un sport de combat et d'un documentaire intitulé Uppercut, consacré à Loïc Wacquant, l’auteur des Prisons de la misère, qui doit sortir prochainement un nouveau bouquin Punir les pauvres. J’ai enfin un projet de film sur Nino Ferrer. On parlait tout à l’heure du passage de l’artisanat à l’industrie, lui c’est quelqu’un qui a fait le chemin inverse. Il a un parcours atypique puisqu'il a saboté sa carrière commerciale à une époque où il vendait énormément de disques, il est parti faire de la musique avec des copains, à la campagne. La deuxième partie de sa carrière est méconnue, avec des textes parfois très noirs. L’industrie du disque ne lui a jamais pardonné son indépendance et son refus de faire toujours la même chose. Une de ses chansons, Télé libre, dénonce le matraquage médiatique et la fabrication des tubes, une chanson très engagée pour le coup. Ça pourrait faire un joli film musical.



   
 

  
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