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Pierre Carles
documentariste bredouillant — mais malin.
    


 

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La science dérange !

La sociologie est un sport de combat, film de Pierre Carles.
Article et entrevue par Gaëlle Assier, 491, n°65, novembre 2001.

Le Festival du Film Scientifique d’Oullins fête ses 15 ans, et sa réorientation n’a rien d’une crise d’adolescence, il s’agit plutôt d’une révolution douce, qui change le statut du film, et permet au public d’accéder à une programmation de plus en plus ouverte à l’œuvre documentaire. Selon Pascale Bazin, coordinatrice, il a fallu se battre pour faire accepter qu’un film qui parle de science n’est pas forcément un film laborieux et objectif. Il peut aussi être une œuvre de création et exprimer un point de vue et c’est de ce point de vue qu’il est intéressant de débattre, des points de vue opposés et différents, sur la question de fond que traite le film. A force d’hésiter sur la définition du film scientifique, car il n’en existe pas d’officielle, les membres de l’association du festival ont décidé d’instaurer un véritable espace de réflexion sur la production du film scientifique et ses enjeux. Il existe trois manifestations assimilées en France, et celle d’Oullins est la seule à être gérée en association, ce qui confère aux programmateurs une liberté qui dérange. Le festival veut libérer le film scientifique de sa pédagogie bienveillante, permettre au public de trouver son propre point de vue, par le questionnement et l’abolition de la croyance aveugle en tout ce qui est estampillé scientifique.
C’est tout naturellement qu’on retrouve Pierre Carles à l’affiche, avec son film La Sociologie est un sport de combat, portrait de Pierre Bourdieu.
Souvenez-vous de Pas vu pas pris ! obstiné, Carles poussait une à une les portes des plus célèbres journalistes de télévision pour leur demander s’ils étaient prêts à diffuser une séquence où Mougeotte (TF1) tutoyait Léotard (celui qui reste). Film d’un cynisme tordant, Pas vu pas pris ! apporte la désagréable preuve de ce qu’on soupçonnait, constatant l’ampleur d’un désastre.
C’est encore la télévision qui, baîllonnant Bourdieu, motive le travail de Pierre Carles, mais après avoir démontré les mécanismes de censure et de connivence, il veut montrer ce qu’on nous cache, offrir un film qui soit un espace de parole. Bourdieu distille sa pensée vivante et mouvante sous l’œil d’un réalisateur manifestement conquis.
Le prochain film de Pierre Carles, Enfin pris ! dont des maquettes ont été vues dans des festivals estivaux, promet le retour d’un tranchant utile, et sera l’occasion d’entendre à nouveau les fouets claquer sur la censure.
En attendant, Carles vient présenter, par son portrait de Bourdieu, des fragments de ce qu’on est pas prêt de voir…. À la télé !

Comment est née l’idée du film ? Vous étiez lecteur de Bourdieu ?

Lecteur non, parce qu’il y a très peu de gens qui peuvent se dire lecteurs de Bourdieu. (…) J’avais abordé l’œuvre de Bourdieu par de vagues études en première année de sociologie, et par le biais d’un de ses principaux vulgarisateurs, Alain Accardo. C’est un professeur que j’ai eu l’occasion de croiser dans une école de journalisme, ce qui est assez étonnant, il donnait un cours qui était une initiation à l’œuvre de Bourdieu, et ça m’a ouvert les yeux sur cette pensée. Ensuite, en tant qu’autodidacte, je me suis intéressé à son travail, mais de manière relativement superficielle, sans être spécialiste, et je l’ai utilisé dans certains de mes travaux audiovisuels. J’ai réalisé pas mal de sujets pour un magazine de France 3, Strip-Tease, dans lesquels je me suis intéressé aux relations d’aliénation. Comment les gens étaient dominés et en dominaient d’autres. Je me suis servi de manière très sauvage des analyses de Bourdieu pour comprendre ces situations-là, d’exploitation, d’auto exploitation, d’aliénation, de domination. C’est tout naturellement qu’à un moment donné, quand j’ai eu la possibilité de le rencontrer, à la suite d’une émission de télévision qui s’était très mal passée, l’émission Arrêt Sur Images de Daniel Schneiderman. Bourdieu est sorti très frustré de cette émission parce qu’il s’est aperçu que la télévision, à travers cette émission, ne lui donnait pas la possibilité d’exprimer correctement ses analyses. Donc je lui ai dit, on fait un film, j’ai envie de faire un film depuis longtemps, et on prendra le temps qu’il faut, et on le fera sans la télévision si celle-ci n’en veut pas.

Vous aviez espoir que la télévision allait en vouloir ?

Oui, il a été proposé à toutes les chaînes, et il a été refusé de partout. (…) Le film s’est fait sans le financement de la télévision, mais ça veut dire aussi sans le contrôle de la télévision. Parce que s’il avait été fait pour la télévision, il y aurait peut-être eu des contraintes à respecter qui auraient nui au film. Le film s’est fait finalement en disant : puisque la télévision ne donne pas la possibilité aux analyses de Pierre Bourdieu d’être entendues, je vais essayer, dans la mesure de mes moyens, de rendre audible certaines de ses analyses.

Quel est l’intérêt des médias de citer tout le temps Bourdieu et de ne jamais lui donner la parole ?

(…) Il y a cette illusion créée par les grands médias traditionnels, qui est de laisser entendre que Bourdieu a la possibilité de s’exprimer puisqu’on entend son nom. Ca rentre dans les têtes, les gens le pensent vraiment. Il faut distinguer la citation d’un nom et la connaissance qu’on peut avoir des analyses de cette personne. On prend le cas de Bourdieu, mais on pourrait citer d’autres intellectuels, chercheurs ou penseurs. (…) Il y a un autre procédé qui permet de censurer les discours comme ceux de Bourdieu aujourd’hui, ce sont les formats. On peut laisser s’exprimer des gens, mais dans des formats qui sont ceux de la télévision, c’està dire 13, 26 ou 52 minutes maximum. On a tellement habitué les gens à voir des discours précis que si quelqu’un s’exprime avec difficulté, s’il lui faut un peu de temps pour développer sa pensée, s’il fait des digressions, s’il n’a pas d’expression linéaire, il part avec un handicap énorme pour être entendu. Parce qu’on nous a mis dans nos têtes de téléspectateurs que c’était ennuyeux un discours de ce type. (…) En même temps, il ne faut pas non plus se leurrer, je ne pense pas que son travail puisse être adapté en audiovisuel, son œuvre est écrite. Ca serait illusoire que de croire qu’on pourrait vulgariser son œuvre par le biais de l’audiovisuel. On peut juste donner quelques pistes, mais ça a des limites.

Comment le film a-t-il été accueilli dans le milieu universitaire, quel retour avez-vous eu de Bourdieu et de son équipe ?

Je l’ai conçu un peu comme une sorte d’introduction et d’initiation au travail de Pierre Bourdieu à travers son portrait. Ce n’est pas un film de vulgarisation scientifique, je pense que pour les sociologues, c’est un film relativement décevant dans la mesure où il ne vulgarise pas les principaux concepts développés par Bourdieu : la notion de champ,d’habitus et compagnie. C’est plutôt un film qui s’adresse à des gens qui ont vaguement entendu parler de Pierre Bourdieu mais qui n’ont pas eu l’occasion d’accéder à ses travaux, à sa pensée. Je crois que ça donne, enfin, je l’espère, envie d’aller faire un petit bout de chemin avec lui, en allant lire les livres.

Vous explorez toutes les formes de censure…

Des gens ont été déroutés, parce qu’après avoir vu Pas vu pas pris ! ils s’attendaient à un deuxième film sur le fonctionnement des médias. Si je me suis intéressé au travail de Pierre Bourdieu, c’est effectivement pour des raisons qui se rapportent à ces problèmes de censure. Il y a des censures plus ou moins modernes, plus ou moins archaïques. Dans Pas vu pas pris !, ce que j’ai enregistré, ce sont plutôt des formes de censure anciennes. Si le film est relativement jubilatoire, je pense que sur le fond, il est relativement faible. Si on se sert des outils d’analyse de Pierre Bourdieu, justement, on pourrait dire que ce sont des choses extra-ordinaires que je rends visibles dans ce film. Or, ce ne sont pas ces relations de connivence qui expliquent les raisons pour lesquelles les grands médias relayent les discours dominants. Il y a d’autres raisons qui ne sont pas dans le film. J’éprouvais une frustration parce que si le film était réussi d’un point de vue spectaculaire, à mon sens, il était faible dans son contenu. Enfin pris ! par exemple, est une étape suivante : essayer de comprendre des formes de censure plus modernes où on n’occulte pas les choses, mais où on invite les gens sans leur donner la possibilité de développer correctement leurs analyses quand celles-ci vont à l’encontre des idées reçues.

Qu’est-ce que vous avez à dire qu’on vous a jamais laissé dire ?

Je crois qu’on m’a tout laissé dire, et puis je considère que le film parle mieux que moi de mon travail. Je préférerais qu’on me pose moins de questions et qu’on regarde mes films, y compris pour les critiquer, mais en tout cas qu’on regarde ce travail…

Et vous travaillez sur quoi en ce moment ?

Je suis en train de finir Enfin pris ! qu’on essaie d’avoir dans sa version définitive en février prochain. Et j’ai attaqué le tournage d’un documentaire qu’on est trois à co-réaliser, Volem rien foutre al païs, c’est un film sur la question du refus du travail. Pourquoi des gens aujourd’hui refusent d’aller occuper des emplois précaires, notamment, des gens qui n’ont pas envie d’aller perdre leur vie à la gagner.
   



   
 

  
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