Le Magazine de l'Homme Moderne/ Pierre Carles  
    À Canal+, Denis Robert reconnaissant
Pierre Carles
CQFD, n°59, septembre 2008.
 
   

 

J'ai lu que Denis Robert me prêtait dans Politis [NDL'HM : chronique parue le 31/01/03] une position caricaturale à propos de la question « doit-on accepter ou pas de travailler avec la télévision ». Il me présente avec un certain mépris comme celui qui « joue à fond la carte de la rupture, la posture du combattant trahi… » Selon lui, je serais hostile par principe à toute collaboration avec le petit écran et dénigrerais le travail de ceux qui y collaborent.

- Avant toute chose, c'est tout de même un peu ironique qu'il me place dans la position de l'intraitable, car jusqu'à nouvel ordre ce n'est pas moi qui refuse que mes films passent à la télévision mais bien les chaînes de télévision françaises qui refusent de les diffuser. D'ailleurs, Annie Gonzalez, qui les produit, les propose systématiquement aux chaînes, à la fois pour trouver l'argent nécessaire à la fabrication d'autres films et pour essayer de leur assurer une plus large audience. Mais nos dernières productions, malgré leur succès en salle de cinéma, n'ont pas intéressé les chaînes : même La Sociologie est un sport de combat, qui est à ce jour le seul portrait de Pierre Bourdieu tourné de son vivant (un critère susceptible de retenir l'attention d'un diffuseur) a essuyé trois refus en quatre ans de la part d'ARTE. Je ne le déplore pas, je le constate. Et je trouve très surprenant que Denis Robert exonère Canal + de sa responsabilité dans la censure de certains documentaires (comme Pas vu pas pris)

- Je suis le premier à vouloir que mes films « touchent le plus grand nombre », pour reprendre les mots de Denis Robert. Ceci dit, passer à la télé ne me semble pas être une fin en soi. Évidemment, un documentaire en salle de cinéma sera vu par moins de spectateurs que s'il faisait l'objet d'une diffusion à la télévision, mais je n'estime pas pour autant, comme le pense Denis Robert, que le choix d'une diffusion en salle « ça manque un peu d'efficacité » (les salles de cinéma indépendantes apprécieront). Peut-on comparer la qualité d'attention d'une personne qui va voir un film en salle avec celle d'un téléspectateur qui se poste devant son téléviseur une télécommande à la main… Peut-être est-il préférable d'avoir été vu par près de 200 000 spectateurs au cinéma que de faire une audience quatre ou cinq fois supérieure sur une chaîne cryptée.

- En revanche, je suis d'accord avec Denis Robert lorsqu'il affirme « ce qui compte est de ne pas subir l'influence du média qui vous diffuse » (je rajouterai, en ce qui le concerne, « qui produit et finance votre travail »). Ça signifie, notamment, de pouvoir aborder n'importe quel sujet sans avoir à s'auto-censurer. Ou encore d'éviter de se faire imposer des contraintes de format ou de durée, jamais neutres. Et, bien sûr, ne pas être tenu à un devoir de réserve vis-à-vis de la chaîne qui vous héberge. Denis Robert dit avoir trouvé ces conditions idéales : « À Canal, j'ai été soutenu par Alain de Greef, et surtout par l'actuel producteur de l'émission 90 minutes, Paul Moreira, se félicite t-il. Cela semble défriser Pierre Carles. C'est très con. » Il se trompe. Je me réjouis pour lui. Qu'il me permette simplement d'émettre de sérieuses réserves quant à la marge de manœuvre de ses alliés - De Greef et Moreira - au sein de la chaîne cryptée. Ce que l'on peut constater c'est que la "cassette Méry" dans laquelle le groupe Générale des Eaux (Vivendi) apparaissait en bonne compagnie aux côtés de La Lyonnaise des Eaux et de Bouygues dans la description du système d’arrosage financier n'a pas éveillé la curiosité de Paul Moreira, directeur-adjoint de l'information de Canal + quand le journaliste Arnaud Hamelin est venu lui proposer la cassette. « Les sujets délicats touchant au groupe Vivendi seront traités avec une liberté totale et sans tabous. » affirmait Paul Moreira, au supplément "Télévision" du Monde (janvier 2000). On les attend...

- Denis Robert établit une différence entre Canal + et les autres chaînes. J'ai beau chercher, je n'en vois pas : à Canal + comme à TF1, France 2 et ailleurs, on n'ira pas enquêter sur les patrons les plus puissants. Dans le meilleur des cas, on s'intéressera aux hommes politiques en perte de vitesse, on ira voir ce qui se passe à l'étranger plutôt que d'enquêter sur des faits similaires en France, on ressortira de vieilles histoires passées ou concernant des gens morts. Je n'ai encore vu nulle part sur cette chaîne des enquêtes sur les Lagardère, Bouygues et cie. C'est peut-être, en définitive Karl Zéro qui est le moins hypocrite de tous puisqu'il a fini par admettre publiquement que certains sujets ne pouvaient pas être traité sur Canal +.

- Denis Robert n'a peut-être pas tort lorsqu'il affirme que « la case du lundi sur Canal + est vraiment ce qui se fait de mieux, en France, aujourd’hui dans l’espace réduit, et surveillé, laissé au documentaire d’actualités ». Mais on est d'accord : c'est bien "dans l'espace réduit et surveillé" que s'inscrit Lundi investigation. Tout est dit.

- Il pense avoir trouvé des alliés sur cette chaîne. Tant mieux pour lui. Le marché paraît équitable : ils achètent sa réputation de journaliste intègre et indépendant et en échange ils passent son film, en crypté. Tout le monde est content. C'est vrai, ça se discute après tout : au nom de quels principes se priver de la puissance d'écho de Canal, de son service de presse, des restes de cette vieille image de marque ("la télé pas comme les autres"). Au fond, c'est l'éternelle question : la fin ("toucher le plus grand nombre") justifie-t-elle les moyens ("jusqu'où accepter de se commettre avec ceux que l'on combat"). D'un côté, "on ne mange pas avec le Diable même avec une longue cuillère", comme dit le proverbe, soit la position critique qui incarnerait « le sectarisme, le manque de finesse », celle dans laquelle je serais confortablement installé, d'après lui ; de l'autre côté, la sienne, courageuse, forte, digne.

- Maintenant, si c'est une chose de travailler pour une chaîne de télévision - chacun a ses raisons respectables (vouloir que son travail soit vu, faire bouillir la marmite…) - c'en est une autre de voler au secours de son employeur quand de vilains jaloux mettent en doute son indépendance. Que Denis Robert fasse le boulot que Canal + attend de lui, ça le regarde. Mais il n'est peut-être pas obligé en plus de leur cirer les pompes sur mon dos dans Politis (ils n'en demandaient probablement pas tant). Cet excès de zèle rappelle l'épisode de l'éviction de Pierre Lescure par Jean-Marie Messier : lorsque le PDG de Canal + a été débarqué avec plusieurs dizaines de millions de francs d'indemnités, la plupart des salariés de la chaîne, Bruno Gaccio (Les Guignols de l'Info) en tête, se sont mobilisés pour réclamer à corps et à cri son retour à grand renfort de placards publicitaires dans la presse. Lescure a dû bien rigoler : c'étaient les mêmes, à qui il avait fait avaler la pilule Messier pour assouvir ses projets mégalomanes de conquête d'Hollywood, qui imploraient son retour. Il n'en demandait sûrement pas tant, lui non plus. Comme l'écrivait un jour Pierre Bourdieu dans Le Monde diplomatique à propos d'Edwy Plenel, le directeur de la rédaction du Monde : « Pourquoi (…) la ruse de la raison sociale, qui a mille tours dans son sac, veut-elle que ce soit le prêtre-ouvrier exemplaire ou le curé de paroisse dévoué qui prenne les armes pour défendre les cardinaux prévaricateurs ou les évêques corrompus. » Oui, pourquoi ?
       

 
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