Copains comme Choron
Catherine BelinChoron était un enfant de chœur. Il s'appelait alors Georges Bernier, donnait un coup de main à monsieur le curé d'Aubréville, entre Meuse et Argonne. Il avait 10 ans quand la Seconde Guerre a éclaté. Évacuation. « Un jour, on a dû partir. On dormait la nuit dehors sur le matelas, serrés contre maman. C'est des bons souvenirs tout ça, faut pas plaindre les enfants en temps de guerre, ils découvrent la liberté ! » : l'homme se raconte tout cru, sans la moindre trace de "politiquement correct", dans le film que lui consacrent Pierre Caries et Martin, Choron dernière.
  On le pensait simplement provocateur, direct et cruel comme un enfant qui dit tout haut ce que tout le monde n'ose même pas penser. Le film de Carles et Martin éclaire une autre réalité. Celle d'un type égocentrique et sensible, ni bête ni méchant. Une tête de mule. C'est celui-ci que les habitants d'Aubréville ont pu croiser parfois aux abords de la grande demeure entourée d'un haut mur. La propriété de maître a vengé la modestie de la maison donnant sur la voie ferrée, qu'il occupait avec sa famille. Le père sur les rails, la mère à la barrière et les gosses à l'école du village ou au fond du jardin. Là, planqué dans sa cabane, le petit Georges s'isolait pour dévorer les livres empruntés à monsieur Lacroix, l'instituteur. Les souvenirs précis affluent face à la caméra, dans la rue la sulfureuse célébrité croise « le Dédé » l'écorcheur de lapins, rend visite à « la Simone » qui s'affole de passer à la télé « tout en chantier » (pas coiffée). Le Professeur se marre, rassure, Simone continue à s'inquiéter, la séquence dure, vire au sketch. Dans la salle polyvalente d'Aubréville, lors de l'avant-première organisée en présence de Martin samedi dernier, le public se gondole. André Colin (le fameux Dédé) est là, et aussi Michel qui avait prédit
à Choron une vie de nabab quand ils étaient minots.
Photo AFP

Georges Bernier, alias le professeur Choron : le créateur du journal Hara-Kiri était un provocateur d'une grande sensibilité.

« Il espérait qu'un jour quelqu'un lui rendrait justice. »

Avant-première au Caméo Saint-Sébastien à Nancy, le 9 décembre, 20 h 30. Invités Lefred-Thouron, Lindingre, Baru, Malingrëy, entre autres.

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Balade jusqu'à la fromagerie où Georges Bernier raconte son bizutage : « Ils m'avaient frotté la bite au sel chaud, comme les fromages. D'ailleurs, je dis que c'est un petit animal qui a toujours soif pour expliquer pourquoi je la trempe dans le Champagne chez Castel ». Un rite qu'il ne s'est pas privé d'accomplir au restaurant devant un François Mitterrand outré et un peu amusé.
  En se déversant au fil des images, Choron laisse apparaître un fond d'humanité peu commune, respectueuse avant tout de la liberté d'être soi, de vivre selon son bon plaisir tout en gardant un sens de la responsabilité. « Le pire danger, pour les enfants, c'est la connerie. Il faut leur apprendre le beau, le bien, les couleurs ». « Ce qui nous fait plaisir c'est quand on voit des jeunes venir nous dire qu'en leur faisant découvrir Choron, on leur donne conscience qu'ils vivent dans un monde rempli d'interdits et de morale dégoulinante », note Martin.
  À 19 ans, Georges Bernier file en Indochine pour manger tous les jours (« J'ai toujours peur de la pauvreté »). Pour les cigarettes et l'alcool, il s'arrangera avec son sergent... par derrière « Y'a pas d'sot métier ». Retour à Paris, rue Choron dans le IXe. Parfait comme pseudonyme pour colporter des journaux. En 1960, il croise Cavanna, Fred, Reiser et Topor. Le titre de Professeur lui est décerné (par les copains), il fonde Hara-Kiri. Et dégomme tous les tabous. Les Unes s'enchaînent, toujours plus iconoclastes et graveleuses. Jusqu'au fameux « Bal tragique à Colombey : un mort ». Pompidou a pris le relais du Général, il ne laissera rien passer au journal, qui changera de titre et deviendra Charlie-Hebdo.
  En 1981, l'arrivée de la gauche au pouvoir marque le début de la fin. Choron tient son journal par la bourse, avec laquelle il flambe en grand seigneur pour arroser la chute des ventes. Rideau. Le Professeur bricole à la télé et dans la presse, mais il se grille dans une société qui vénère Tapie et les winners. En 1992, Philippe Val fait renaître le titre Charlie-Hebdo de ses cendres. Le titre, mais pas l'esprit, selon Choron qui tente de se dresser contre le projet.
  Pierre Caries et Martin ont tendu le micro à Philippe Val et à ceux de l'ancienne équipe passés dans le camp de la nouvelle. Ceux-ci semblent gênés aux entournures, s'inquiètent de savoir si « Ça tourne ? ». À la question : « Que doit Charlie-Hebdo à Choron ? », Val bafouille et refile le micro à Cabu, qui s'empêtre. À la question : « Pourquoi il n'y a pas eu d'autre hommage que le papier de Cavanna à la mort de Choron ? » Cavanna est au bord des larmes et Val s'autodétruit en direct, humiliant la question avant de répondre que la réponse va sans dire. « Nous avons choisi de ne pas poser de voix off, mais de laisser la caméra tourner. C'est encore plus fort. », explique Martin. Documentaire orienté, règlement de comptes ? Absolument. Mais lorsque le coréalisateur a commencé à filmer, c'était pour distraire son vieux copain Choron, qui s'ennuyait à Aubréville. Et quelques années plus tard, il y a eu la maladie. « Je suis venu le voir deux jours avant sa mort. Il était amer, en colère par rapport à la nouvelle équipe de Charlie. Il espérait qu'un jour quelqu'un lui rendrait justice. »