Au bord de l’aurore. (extraits)

MADRID FACE AU NORD DÈS LE SOIR DU 21

Soleil d’hiver. La neige sur les montagnes. Le goût bleuté d’une rose que le givre a surprise. La brume et la nuit où ronronnent encore d’immenses projecteurs au sodium.J’arrive à Madrid — plus tard je dirai comment. J’ai fui sous les bombes merdeuses, je m’ébroue, on s’accroche, je regarde le jour se lever sur l’interzone pelée qui recouvre l’abri nucléaire de la Moncloa — j’ai besoin d’écrire, et ressusciter. Je suis venu avec 10 livres, à peine plus, une machine à écrire et Chérie. Je me remémore Burroughs : un écrivain, ça écrit. Mektoub ! (c’était écrit). Et le problème d’un écrivain, c’est d’abord de générer la continuité de l’exception — l’exception qui consiste à écrire, un jour, pour de vrai, sans raconter de salades, et poursuivre, en dépit de tout, en s’attendant au pire. Et Céline : dans les très vieilles chroniques on appelle les guerres autrement — voyage des peuples… Et les portugais : VIVRE N’EST PAS NECESSAIRE, NAVIGUER EST NECESSAIRE… J’arrive pas à commencer comme eux ! Je patauge : je saute sur le début du Voyage, puis du Festin, nein ! Je feuillette Approches Drogues et Ivresses, et c’est Dostoïevski qui cause de Londres : les femmes ne le cèdent en rien aux hommes et s’enivrent tout comme eux ; les enfants courent et se traînent parmi eux, de tous cotés…Je reviens à Madrid, et c’est Mauvais Sang qui me ramène à la raison : il m’est bien évident que j’ai toujours été race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu’ils n’ont pas tuée. RIMBAUD.

Et si ma dernière vie s’était arrêtée surprise en plein vol au dessus des collines de boues, étincelles, suie, ferraille et sang, juste au dessus de la base de Diên Biên Phû… Encore un souvenir sans marque réelle, la chanson me tourne la tête. J’ai envie d’écrire un livre sans savoir où commencer. Le jour, la nuit. Madrid, la France, l’Indochine, la Virginie du Sud ou la Russie. Quand on a pris le parti des Rebels et d’Hannibal au début de l’enfance, tout s’en suit, jugeait lucidement Scott Fitzgerald. Id Est… L’affaire  a mal commencé, la conclusion ne saurait qu’être sombre, mais quand même ! On n’arrive pas à s’empêcher d’imaginer élégante façon de s’esbigner du cloaque et pour toujours ! NE RIEN LAISSER DERRIÈRE SOI.Je réside face au Nord, dans la clarté du froid sec, pulmonaire comme l’hiver du Soleil, je caresse Chérie dans l’ombre palaciale du presque mauvais goût madrilène, celui-là même qui garde la saveur aux lèvres de l’histoire comme afin de distraire la passion d’un objet qui aveugle.

Le Matricule des Anges

Article paru dans le N° 010
décembre 94-janvier 95

par Thierry Guichard

Deux écrivains qui triturent la langue, à leur façon dans une rage désespérée, une maison d’édition qui détourne les réseaux commerciaux pour venir nous charmer : assisterait-on à la résurgence de l’Underground?

Etre né, français, dans la seconde moitié des années 50 s’apparente à une malédiction. F.J. Ossang, naquit en 1956, a fêté ses vingt ans sous Giscard en pleine crise pétrolière avec juste assez de conscience historique pour savoir que les combats révolutionnaires étaient morts et enterrés. Le passé exaltant est derrière, le présent c’est regarder un faux aristo se rendre chez les éboueurs pour manger une bonne omelette, le futur? No Futur! Alors voilà, ça vous donne une génération perdue en quelque sorte, des zombies vociférants sur des scènes rock qui renient les Rolling Stones pour idôlatrer Johnny Rotten.
F.J. Ossang est, d’une certaine manière, un enfant de la beat generation, élevé aux riffs rageurs du punk. Membre des Messageros Killers Boys Fraction Provisoire, un groupe de Noise’n’roll qui est à la musique de chambre ce que le dernier prix Goncourt est à la littérature, Ossang réalise aussi des longs métrages dont L’Affaire des divisions Morituri, film punk, ravageur, avant-gardiste. Last but not least, comme disent les animateurs radio, Ossang est également un écrivain. L’an dernier les éditions Warvillers associées à Blochaus et Via Valerino nous donnaient Génération néant, cet automne ce sont deux nouveaux titres qui viennent enfoncer le clou d’une écriture hachée, violente, poétique, ultra-référencée parfois et terriblement regénératrice dans sa noirceur même. L’Ode à Pronto Rushtonsky est l’hommage rendu à un membre des Messageros Killers Boys qui s’est suicidé à 26 ans. « L’aurore monte au coin des lèvres. / Pronto nous allume un sourire depuis l’amande fermée des paupières, / depuis où luit une mince ligne de blanc fragile, / comme un autre cache en frontière. / Ses pupilles basculent de l’autre côté. » Travail de deuil où transpire une musique que l’on n’entend pas. Au Bord de l’aurore porte la même noirceur rêche, la tension extrême, la violence des corps. Ossang a bénéficié en janvier 93 d’une bourse pour aller cinq mois à la Casa Vélasquez en Espagne. Sur le papier c’est très bien, mais la réalité est autre. La Casa Vélasquez, s’avère être l’antichambre de la mort : deux locataires se sont suicidés avant l’arrivée d’Ossang et de sa compagne Elvire.(« baby-porno que la mort violente auréole ») Ambiance mortifère assurée avec en prime une belle arnaque pour les artistes boursiers qui doivent débourser pour la location de leur chambre (froide). Ossang ne s’encombre pas des règles de grammaire, il noircit des pages comme on se consume. Résultat : une prose qui désarçonne, avec des mélanges de franglais, des majuscules comme des boîtes de haricots en promo dans un hypermarché. William Burroughs n’est pas loin et on pourrait même entendre la voix de Pynchon. Les références ne manquent pas, elles asphyxient un tantinet la lecture mais dès qu’on a su trouver le bon tempo, Ossang nous embarque pour un étrange voyage, une sorte de road-movie qui tournerait en rond, avec Madrid au centre et le Gin-tonic comme carburant. Avec Elvire au coeur et l’amour comme respiration.
Ghislain Ripault
, lui,ne donne pas son âge mais sa bibliographie marque un territoire littéraire dense et peu traversé par les sentiers battus (poésie, récits, roman, anthologies, et traductions du chilien, du vietnamien, du hongrois, de l’argentin). Directeur des éditions SPM, il vient donc de se publier. A le lire, on ne saurait lui en vouloir. Digressions caractérisées est un véritable laboratoire de littérature moderne. Eric Nival, écrivain aussi génial que méconnu se rend (ou se vomit?) à une sorte de foire du livre où ses bouquins sont « voués à se mévendre ». Le roman, méchamment ironique, drôle, désabusé fait penser à Queneau quand la lecture nous laisse le temps de penser. La virtuosité de l’auteur, en effet, ne semble avoir qu’un objectif : nous faire rendre l’âme. Tout y passe, les calembours travestis (ainsi : « des appas feutrés », « un ours mal séché », « à l’improviste nul n’est tenu », etc.), les mots valises (Eric Nival s’aperçoit de sa mauvaise odeur : « Merde! empesta-t-il »), des métaphores assassines (à propos d’une employée de la SNCF : « Elle régnait derrière sa vitre comme un crachat de fantôme »), toute une tripotée de figures de rhétorique; bref, il faudrait créer un poste de recherche au CNRS pour analyser ce roman. Mais derrière cette modernité, cette ironie ravageuse, pointe un malaise certain, l’angoisse d’un homme qui ne peut décidément pas trouver sa place dans ce monde.
Marie-Laure Féray
écrit de courts textes érotiques à faire frissonner les moribonds (« Après avoir branlé cet inconnu / il me dit de toute façon / on ne se reverra pas »), et dirige les éditions Cahiers de nuit (cf MdA N°9) qui publient notamment Daniel Giraud, Daniel Darc (ex-Taxi-girl?), Allen Ginsberg, William Burroughs, dans de petits livrets charmants où se glissent parfois des confettis, des photos troublantes, des vignettes du code de la route. Le bonheur est ici autant dans la lecture des textes que dans leur réception, drôle, surprenante. Une façon directe de lier l’intime d’un auteur à celui du lecteur.

 

 

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