Dharma Guns chez Mediapart

Dans le sillage écumant d’un cinéaste poète

Mediapart, le 6 mars 2011, par Patrice Beray

Avec Dharma Guns, qui sort en salles le 9 mars, F. J. Ossang marque son retour au long métrage par une oeuvre visionnaire, d’une beauté violente, empreinte de grâce. Entretien vidéo, où se rencontrent poésie, littérature, rock-and-roll et cinéma.
Tout à l’aventure de leur nouveau monde, les poètes nord-américains (Ezra Pound en particulier) s’étaient prestement approprié ce mot du critique et écrivain symboliste Remy de Gourmont : «Une idée n’est qu’une sensation défraîchie, une image effacée.» Il ne fait aucun doute que le cinéaste F. J. Ossang se reconnaîtrait dans cette défense sensualiste de l’image, par contraste, de ces « primitifs » autoproclamés de l’art.
Poète explorateur, chanteur de noise’n roll (version punk du rock), Ossang est en effet venu naturellement au cinéma, comme on étend son rayon d’action, comme on jette ses mots et ses images, grains de sable d’un autre univers, dans les rouages du monde. Prix Jean Vigo en 2007 pour son court métrage, Silencio, il signe avec Dharma Guns – sortie en salle mercredi 9 mars – son quatrième long métrage. C’est aussi celui qu’il aura porté le plus longtemps, après la réalisation du dernier en date, Docteur Chance, en 1997.

En grand amateur de W. S. Burroughs, le « cinéma de poésie » d’Ossang confronte tout un chacun au « festin nu » de l’existence. C’est qu’il en va chez ce créateur de la saisie de la prodigalité de l’expérience vécue comme d’une nécessité absolue d’extirper et décanter ce flux vital (verbal), qui seul peut nous arracher au monde de l’endormissement, aux simples réflexes de déjà morts.
Caméra affleurant l’eau, comme portée par la ligne de flottaison (premier plan en couleur, l’unique du film), rien d’étonnant donc à ce que le rideau de Dharma Guns se lève par une sortie violente du cours des choses. Sur une musique enivrante (de Lard, voix de Jello Biafra et Al Jourgensen), un skieur nautique (Stan / Guy McKnight) est victime d’une embardée accidentelle, étrangement précédée d’un langoureux baiser lancé à pleine main par la conductrice du hors-bord (Delie / Elvire).
Le film bascule aussitôt dans un infra-monde fantastique, à moins qu’il ne s’agisse d’anticipation. L’expérience génétique pratiquée pour tirer du coma ce supposé héritier d’un monde failli (celui de la « succession Starkov »…) compte vite, tout comme ces allégations autour d’un script mystérieux, au titre de fils d’une histoire factice. Seules importent les échappées mémorielles de l’accidenté, à la poursuite des points nodaux de sa propre existence mise en suspension, et d’où forcément « le temps se vide ». Tel Orphée, l’amour qu’il poursuit (la conductrice du hors-bord) appelle au bain nuptial, élémental des images.
Mais dans Dharma Guns, le mythe orphique revêt une double malédiction. Et ce qui attend le héros dans son enveloppe de revenant, c’est immanquablement un univers en voie de déshumanisation, de déréalisation, un monde en quasi état de guerre. Sous l’oeil des machines, cette contrée improbable qu’il redécouvre est en proie à d’invisibles ennemis, les Dharma Guns.
Docteur trouble (Diogo Doria), homme de main louche (Lionel Tua), trafiquant de la dernière chance (Stéphane Ferrara), le réalisateur tire sur les masques de ses superbes acteurs avec un humour féroce : les vrais ennemis nichent à l’intérieur de nous-mêmes, ou tout près. Les Dharma Guns qui désignent les ennemis de l’extérieur ne sont eux-mêmes que fantasmes, figurations dérisoires, qui valent tout juste d’être agitées derrière de gros rochers comme de vulgaires cibles de foire, un vent mauvais prévenant de leur présence…
Si ce film de F. J. Ossang ne se résigne pas à livrer quelque lumière à l’interprétation, c’est qu’il est avant tout fait pour être vu, de tous ses sens. Les intertitres qu’il essaime jouent de ces seuils de facticité. Car dans Dharma Guns, on ne retrouve le réel que par les lucarnes ovales des loupes d’images, focales qui s’ouvrent et ouvrent, inaugurant, fondant chaque plan dans le grand tout de sa création.
On savait le poète en Ossang pénétré de la valeur symbolique des mots et des images, le situant comme cinéaste en héritier des pionniers expressionnistes (Eisenstein, Murnau…). L’écrivain de Génération néant avait déjà cristallisé en l’excédant la « déception pure » des poètes du Manifeste froid (Bailly, Buin, Sautreau, Velter), celle de toute une génération (post-68) prise au piège d’un monde vacillant sur ses pôles géopolitiques et culturels (ceux mêmes de l’aire occidentale).
Dharma Guns apporte la preuve éclatante d’une pratique de poésie au cinéma où une image mentale, qui instaure une prise de vues, ajoute à chaque image proprement visuelle. Et c’est là son grand art, que n’aurait pas renié Ezra Pound… Un éblouissement continu.

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